Mes voyages initiatiques
ERNST IMHOF (Revue maçonnique suisse: mars 2003)
C'est en 1964 que pour la première fois je quitte la Suisse et
l'Occident, à vélomoteur, pour des horizons nouveaux, à la découverte du
monde ou, du moins, d'une partie de celui-ci puisque mes pas s'arrêtent en
Asie.
Ce premier voyage durera deux ans, durant lesquels je parcours comme un
escargot tous les pays situés entre la Suisse et l’île de Bornéo. Avec des
arrêts prolongés en Inde ainsi que dans les pays de la chaîne himalayenne.
Il aura été pour moi une révélation et un émerveillement où se mêlent
l’étonnement, les découvertes et une soif de connaissances devant tant de
nouveautés et de questions souvent restées sans réponses.
Depuis, je n’ai cessé de retourner en Orient avec ma femme ou des amis
aussi souvent que je l’ai pu, attiré comme par un aimant, pour me retremper
dans cette atmosphère si particulière de l’Inde où le chaos côtoie la
sérénité. Pour retrouver aussi ce silence et cette lumière exceptionnelle
des vastes étendues dénudées des hauts plateaux tibétains ainsi que la
culture et les populations si attachantes qui les habitent. J’ai aussi
expérimenté, plus près de chez nous - car il n’est pas nécessaire d’aller
loin - les vertus de la marche, qui peuvent devenir une méditation active
permettant de mieux se ressourcer.
C’est probablement l’envie de la découverte, la curiosité et surtout le
goût de la liberté qui, je crois, m’ont décidé à partir. A tant lire les
œuvres de personnages hors du commun tels que furent Blaise Cendrars,
Alexandra David Neel ou encore Ella Maillart; à tant m’endormir au petit
matin le nez collé sur les cartes de géographie où les noms exotiques des
villes de l’Orient me faisaient rêver, vint un jour où je dus préparer mon
bagage et partir! Dans son très beau poème «Le Voyage», Charles Baudelaire a
particulièrement bien dépeint ces instants: «Mais les vrais voyageurs
sont ceux-là seuls qui partent/Pour partir; cœurs légers, semblables aux
ballons,/De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,/Et, sans savoir
pourquoi, disent toujours, allons!» Cependant, avec la durée et les
départs fréquents les motivations du voyage se modifient. D’actives, les
raisons deviennent plus contemplatives, plus spirituelles. Le voyage prend
alors une dimension nouvelle. S’installe le voyage intérieur ou de l’esprit,
ce qui change l’esprit du voyage. Le fait de bourlinguer est aussi une forme
d’initiation au monde, à la découverte des autres et surtout de soi lorsque
la solitude s’installe. A la liberté aussi. Cette liberté parfois chèrement
payée mais combien précieuse dans les mouvements, l'action et les pensées.
Se fondre tout entier dans la multitude des foules, des croyances, des
superstitions, des coutumes. Sans retenue, à bras le corps. S’imprégner de
tous les parfums subtils de la route qui finissent par vous enivrer de mille
et une senteurs dont on ne se débarrasse jamais, comme un vaccin inoculé
dans la peau.
Le retour
On parle plus volontiers du départ que du retour. Pourtant, de mon point
de vue, l'un est tout aussi important que l'autre. La tête pleine de
souvenirs, on est chahuté par les images qui se mélangent et
s’entrechoquent, par ceux que l’on a rencontrés, connus et aimés et qui
soudain ne sont plus là. Et ceux que l’on retrouve. Les siens, les amis qui
sont restés. Et ceux qui vous ont oublié. Le retour peut aussi virer de la
joie au désarroi, le décalage devenant vite énorme. A tel point qu’il laisse
le voyageur sans voix. En rupture avec son passé et le présent il est
confronté à une réalité moins exotique, comme s’il débarquait d’une autre
planète. «Il faut, comme une arachide, se fondre dans la pâte de nougat
de la vie sociale retrouvée», dit Nicolas Bouvier. Pour sa part Jacques
Lanzmann, ce marcheur-écrivain, a évoqué le retour d’une manière plus
compatissante: «Au retour de nos marches, tout nous paraît injuste parce
que tout coule à flots, parce que tout s’étale et s’expose, parce que tout
est à vendre et à acheter. Parce que, là où les uns mettent des heures à
remplir les cruches, les jarres, à les charrier de la rivière à la case, les
autres n’ont qu’un robinet à tourner. (…) Parce que, là où les uns vont,
pauvres mais libres, les autres vont riches mais entravés. Injuste, parce
que l’existence des uns ne dépend que d’une mauvaise récolte, d’un méchant
coup de vent, tandis que l’aisance des autres ne dépendra jamais que d’un
mauvais coup de bourse. Injuste, parce que nous marcheurs, voyageurs,
errants, ne savons plus, au retour, à quelle sauce dévorer notre mauvaise
conscience, dans quelle sorte de répertoire nous classer. Injuste, parce que
nous sommes le symbole même de cette injustice. Parce que nous avons été
voir chez les autres alors que ceuxci ne viendront jamais voir chez nous…»
J’aime ces deux points de vue car ils donnent une assez bonne idée des
tourments qui peuvent habiter le retour du voyageur. C’est le début d’un
élargissement de son champ de vision, qui prend soudain en compte les
dimensions de la conscience et de la remise en question.
Les retours sont l’occasion de pauses indispensables à la réflexion et à
la compréhension de ce qui a été vécu. Avec le recul, ils obligent à
apprécier les bons comme les mauvais moments, à éliminer les regrets, source
permanente de tristesse, et à faire en sorte d’être «bien partout» et en
toute circonstance. Les retours sont exigeants. Ils demandent du rebond.
Mais ils permettent aussi de revenir dans sa tradition culturelle, qu’il
convient ni d’oublier ni de rejeter. Les retours deviennent alors au moins
aussi enrichissants que les départs.
Ensemble ils sont le voyage
C’est sans aucun doute au travers des rencontres que l’on fait que le
voyage prend sa véritable valeur. Là se trouve le véritable enrichissement.
Les contacts, les discussions, l’arrêt que l’on s'accorde, le partage,
l’écoute, l’échange qui s’établit, l’amitié qui se lie, l’aide que l'on
reçoit et offre. Le voyage est tout cela. Pour cette raison il convient de
voyager lentement. Parmi les multiples rencontres qu’il m’a été donné de
vivre, j'en citerai trois auxquelles je songe souvent parce qu’elles auront
influencé mes réflexions, ma conscience et mon cheminement.
Un jour à Calcutta, en plein marché, dans une foule indescriptible un
homme d’un certain âge, un sadhu, c’est-à-dire un homme de religion hindoue
vivant de la générosité des gens, se trouva à mes côtés. Dans la
conversation il m’expliqua qu’il ne savait jamais où il allait, il voyageait
sans cesse sauf durant la période de la mousson où il se mettait à l’abri
des pluies dans une grotte ou sous une hutte aménagée par la population,
avant de se remettre en route dès la saison sèche. Errant de lieu en lieu
selon les circonstances et les inspirations du moment, suivant en cela les
Ecritures. Son anglais était si parfait que je ne pus m’empêcher de
l'interroger sur son passé, pourquoi il était aujourd’hui un sadhu, réduit à
vivre ainsi. Il m’expliqua qu’il avait dirigé une grande entreprise du côté
de Bombay, et vivait présentement selon la conception hindoue la quatrième
étape des «quatre âges de la vie humaine». Après avoir traversé les trois
premières périodes d’évolution que sont l’enfance, la jeunesse et la
maturité - durant laquelle il se maria, fonda une famille et éleva ses
enfants - vint la dernière étape: la
vieillesse. Au sens hindou chacune de ces périodes prédomine les quatre
buts de la vie que sont la vertu, le plaisir, le succès et la libération.
Par vertu on entend l’art du comportement, l’observance d’un code de
conduite, pouvant être variable, toujours selon les Hindous, d'après son
statut social. Par plaisir, ceux des sens, à réaliser durant sa période de
jeunesse. Par succès, l’acquisition des biens, de la richesse, du confort
social. Enfin, l'étape dévolue à la vieillesse est liée au renoncement et
aboutit à la libération finale et totale des chaînes de l’existence, à la
réalisation de soi sur le plan spirituel. Ainsi, l’âge venu il quitta
consciemment sa femme et sa famille pour ne plus se consacrer qu’à sa vie
spirituelle, hors de toute contrainte matérielle, afin d'errer à travers le
pays à la recherche de la libération.
Sur le moment j’avoue avoir été surpris par sa réponse. Cette attitude et
cette forme de sagesse, probablement possibles uniquement dans un pays comme
l’Inde, sont restées à ce jour dans ma mémoire comme un témoignage
révélateur d’un homme qui mettait en pratique sa conviction profonde,
désireux que sa vie soit un accomplissement total et en accord avec les
Ecritures. Car en effet, pour les Hindous, le respect des «quatre âges de la
vie humaine» est essentiel. En négliger un fera faillir les autres.
Ma deuxième rencontre: le peuple tibétain
C’était en 1965, six ans auparavant le Tibet avait été envahi par la
Chine. De nombreux groupes de réfugiés totalement démunis arrivaient au
Népal après un exode épuisant. La Suisse joua d’ailleurs un rôle important
dans leur réhabilitation puisque plusieurs organisations les aidèrent à
construire leurs maisons et leur donnèrent la possibilité de gagner leur
vie.
Ainsi nous pûmes engager des porteurs tibétains pour une randonnée dans
les vallées au nord du pays. Avec eux nous découvrîmes des régions habitées
par des populations bouddhistes – les Bothias - venues du Tibet voisin et
installées au Népal depuis plusieurs générations déjà. La vue des nombreux
et étranges symboles religieux bouddhistes ornant les sentiers, les cols et
les villages reste pour moi autant de visions sublimes. Pour la première
fois je voyais flotter au-dessus des toits plats des maisons de pierre, des
chaînes de drapeaux blancs, bleus, jaunes, rouges et verts imprimés de
prières à l’aide de planches de bois gravées, afin que celles-ci s’envolent
sous l'effet du vent. La première fois aussi que je longeais des alignées de
moulins à prières garnissant les façades des temples ainsi que des manis,
ces longs murs de plusieurs dizaines de mètres construits avec des milliers
de pierres gravées de textes sacrés.
Même étonnement pour les chörten ou stupas, ces monuments parfois
gigantesques érigés au passage des cols ou à l’entrée des villages,
représentant à la fois les trois joyaux du bouddhisme que sont la Sangha, le
Dharma et le Bouddha et les cinq éléments de l’Univers à savoir: la terre,
l’eau, le feu, l’air et l’éther. Au fil des jours et des haltes que nous
faisions dans les villages je fus conquis par la gentillesse et l’accueil de
cette population. Je fus aussi émerveillé par leur ingéniosité à lutter
contre les facéties de la nature et cultiver de maigres lopins de terre, par
leur habileté à construire des maisons parmi les plus belles de l’Himalaya,
par leurs ruses à dompter les eaux tumultueuses des torrents et leur respect
envers leurs animaux, sans lesquels ils ne pourraient survivre.
Sans aucun doute leur force réside aussi dans le fait que ces gens savent
se contenter de l’essentiel. Pour eux le superflu n’existe pas. L'admirable
est que malgré leurs conditions de vie rude cette population ne perd jamais
ni son sourire ni sa dignité.
Les journées de labeur de ces populations sont ponctuées de prières et
d’offrandes aux divinités supérieures, pour les aider à mieux supporter leur
existence mais aussi accumuler les mérites nécessaires à leurs vies futures.
Rares sont les endroits qu’ils habitent qui ne sont à la fois lieux de
dévotion et de recueillement. Chaque instant de leur vie est propice à la
méditation, un geste ou un sentiment prétexte à la prière, à la
reconnaissance du Bouddha, celui qui leur a indiqué les voies pour accéder à
l’éveil, disant, entre autre, cette magnifique vérité: «Il n’y a point de
chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin».
Entourés – j’allais dire protégés – par leurs symboles, guidés dans leur
foi par des lamas leurs maîtres les Tibétains mènent une vie en accord total
avec leurs préceptes bouddhistes. A leur contact j’ai appris les valeurs qui
dirigent leurs consciences comme un enrichissement puisqu’elles sont
essentiellement basées sur la responsabilité personnelle afin de suivre le
chemin qui mène à l’éveil, puisque «la vérité ultime est en soi» a
dit le Bouddha; sur l’humilité et l’abandon de l’ego «cause essentielle
de la souffrance»; sur la compassion envers les autres, «remède pour
éloigner la jalousie et la haine»; et sur la patience «pierre
angulaire de la non-violence», pour ne citer que les principes
essentiels.
Pour cet apport de valeurs que je crois fondamentales je leur suis
infiniment reconnaissant et redevable.
Réflexions et doutes
Au fil des voyages qui m’ont conduit à de nombreuses reprises dans ces
régions j’ai tenté d’élargir mes connaissances pour mieux comprendre cette
philosophie que l’on peut assimiler à une religion, ainsi que la culture
bouddhiste vieille de 2500 ans, d’une exceptionnelle richesse.
Je dois cependant avouer que ce n’est pas chose aisée car le bouddhisme
tibétain – une forme particulière (le Vajrayana) parmi les autres écoles de
ce courant religieux - est bien plus complexe que l’on se plaît à
l’imaginer. Il contient encore nombre de strates issues de la magie ou des
superstitions héritées du chamanisme, ainsi que des traces de la religion
bön jadis pratiquée sur tout le territoire tibétain. Par ailleurs son aspect
ésotérique, comme le tantrisme, reste totalement inaccessible aux
non-initiés.
En plus, avec le temps et au fur et à mesure de mes expériences, j’ai
ressenti assez fortement la barrière de la langue et une tradition
culturelle finalement très différente de la mienne. Je me suis alors souvenu
des mots du Dalaï Lama, qui s’exprimait par rapport aux nombreux Occidentaux
trouvant que les religions chrétiennes ne répondaient pas à leurs attentes
et désirant devenir bouddhistes: «Vous qui avez reçu la tradition chrétienne
ou une autre, ne pensez jamais que vous pourrez être un bouddhiste à part
entière. Vous conserverez toujours au fond de vous-mêmes les racines de
votre première Tradition». Etonnante réponse de la part d’un chef spirituel
et temporel auquel on prêterait, a priori, un sens plus aiguisé du
prosélytisme. Mais venant du Dalaï Lama, elle ne surprend pas. Cependant,
malgré la qualité de ses enseignements et bien que cette religion ne soit
pas une révélation divine ou soit, comme disent certains, une «religion
athée», j’ai été pris de doutes en découvrant le pouvoir de son organisation
politico-religieuse, notamment au Bhoutan où le bouddhisme est religion
d’Etat. Le bouddhisme tibétain, qui reconnaît une autorité spirituelle
suprême aux pouvoirs importants, très hiérarchisés et omniprésents, peut
représenter pour les populations locales une menace réelle avec tous les
abus qu’une telle puissance peut engendrer. Ce constat m’a interrogé et fait
prendre un temps de réflexion.
Ma troisième rencontre.
C’est au hasard de ma route que je rencontrais en Suisse, il y a quelques
mois seulement, un voyageur au long cours, un vieux loup de mer ayant
navigué sur tous les océans du globe et goûté à tous les embruns. Il fut le
premier à me parler avec conviction de la franc-maçonnerie.
Pourquoi? Peut-être le saurais-je un jour. Toujours est-il qu’après mûres
réflexions j’acceptais son invitation. Convaincu que ce mouvement
philosophique, qui n’est pas une religion, cette école de pensée visant à
améliorer celui qui la pratique pour le bien des autres, cette espace de
liberté et de tolérance qui commence par la connaissance de soi,
correspondait bien à mes attentes et me permettrait de poursuivre mon
cheminement spirituel hors de tout dogmatisme.
En plus, par les valeurs qu’elle défend, par sa méthode et ses moyens, la
maçonnerie m’est apparue à la fois proche et complémentaire des
enseignements que j’avais reçus, tout en étant plus familière puisque issue
de ma tradition d’Occidental et de chrétien. Ces éléments ont déterminé mon
choix pour frapper à la porte du temple.
Symbolisme des voyages initiatiques
Ainsi, quelques mois plus tard je me retrouvais au sein du rituel de mon
initiation pour vivre, non pas en spectateur mais en acteur – en voyageur
devrais-je dire -, les trois voyages initiatiques, préparation essentielle à
la découverte de la Lumière. Inutile de dire que ces voyages sont parmi les
plus étonnants que j’aie eu l’occasion de vivre. Ce sont en effet des
instants chargés de grandes émotions car au travers des divers symboles
qu'ils représentent, et dont je commence aujourd’hui seulement à percevoir
les véritables significations, me sont apparues après coup et au fil des
mois des réponses plus précises à certaines questions restées jusque là sans
réponse.
Avec le recul j’ai parfois aussi le sentiment que cette nouvelle étape a
été pour moi une sorte de panneau indicateur sur la voie que je poursuivais.
Mieux, un passage de col – une épreuve en quelque sorte - que j’ai franchi
et duquel une piste mieux balisée m’est apparue, comme pour mieux m’indiquer
le chemin à suivre. Sur le moment je reconnais que faire de tels voyages,
les yeux bandés, mal vêtu, a de quoi déconcerter, car en principe il
convient de voyager bien équipé… et les yeux grand ouverts! Mais là commence
la forte symbolique des trois voyages initiatiques où leur signification
l’emporte sur la logique profane. Quelle est donc cette Lumière vers
laquelle je dois me diriger ?
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