Réflexions sur la mort
(Revue maçonnique suisse: avril 2003)
Michel Cugnet, ex-Grand Orateur de la GLSA, a rédigé les
lignes ci-après à l'occasion des obsèques de Roland Resin qui ont eu lieu le
3 janvier dernier. Initié en 1957, le défunt avait été Maître Député de sa
loge «L'Amitié» à La-Chaux-de-Fonds.
Pour chacun d’entre nous, la mort est d’abord cet événement
terrible qui laisse quelque chose de froid et de vide à l’emplacement du
cœur. Car, dans chaque mort il y a presque toujours le départ de l’être cher
ou de l’ami. La mort fait mal quand elle frappe. Mais à qui fait-elle mal?
Qui donc a mal quand elle a frappé ? Ceux qui restent, pas celui ou celle
qui est parti...
Pour celui qui est parti, le verbe «mourir» n’a déjà plus
aucun sens, que cette mort ait été douce, violente, accidentelle ou
libératrice. Lorsque nous qualifions, schématiquement, la mort de douce ou
de violente, nous ne voyons en réalité que l’état précédant le trépas. En
cas de mort violente, cet état peut être extrêmement douloureux, mais,
encore une fois, il ne s’agit pas du passage de vie à trépas, il s’agit
uniquement des instants qui précèdent ce passage. De même, dans le cas d’une
mort douce et consciente, sans douleur physique, il peut y avoir en revanche
une peur terrible, une angoisse épouvantable de la part du moribond face à
l’inconnu de l’au-delà. Mais là encore, il s’agit bien de l’état qui précède
le décès. En réalité, dans l’instant extrêmement court, je dirais presque
infinitésimal, où s’effectue le passage de vie à trépas, tout ce qui est
douleur physique ou angoisse psychique cesse instantanément. La mort en soi
n’est ni douloureuse ni douce ni violente ni amère ni libératrice. Ce
passage ne fait pas plus mal physiquement et mentalement que l’instant où
l’on passe de l’état de veille à celui de sommeil.
Seuls ceux qui restent jugent la mort: en fonction de leur
existence propre, de leurs aspirations ou de leurs craintes personnelles,
selon leur degré d’affectivité et d’émotivité, mais surtout en fonction de
cet égoïsme cher à tout être humain (mais combien pardonnable) qui s’exprime
au nom de l’amour ou de l’amitié perdus. Quoi de plus justifié, en effet,
que cette horreur douloureuse de la mort, quand l’être cher ou l’ami est
arraché à notre existence ?! Pourtant, n’est-ce pas là refuser à celui ou
celle qui nous quitte le droit au changement, à la mutation ?
Chacun est libre de choisir sa vie, du moins la direction
bonne ou moins bonne qu’il veut lui donner. Chacun peut également choisir de
vivre ou de ne plus vivre. Mais qui donc peut choisir de ne pas mourir ? Et
pourtant, qui n’aspire pas à l’immortalité ! Et c’est bien là que réside la
véritable et sans doute la seule égalité entre les hommes: l’obligation de
mourir.
En fait, cette obligation que chacun a de mourir un jour,
n’est-ce pas justement ce qui devrait obliger chacun à choisir sa mort ?
Entendons-nous, je conçois ce choix de la mort sur le fond et non sur la
forme. Effectivement, certaines morts sont absurdes, d’autres sont laides ou
horribles, certaines belles ou sereines... Mais de ce type de mort, qui donc
en a le choix? Personne. Non, en réalité, choisir sa mort, c’est choisir sa
vie.
Choisir de vivre de telle sorte que la mort, de quelque
manière et à quelque moment qu’elle survienne, soit belle. Belle, même si à
ceux qui restent elle peut paraître absurde ou injuste. Car belle, elle doit
l’être pour celui qui meurt et non pas forcément pour ceux qui restent. Et
c’est là que ce cadeau mortel doit être pensé en fonction d’une certaine
manière de vivre.
Personne ne sait quand la mort surviendra. Et c’est pourquoi
nous devons apprendre à vivre en sorte que la mort ne puisse nous
surprendre, c’est-à-dire apprendre à vivre en harmonie avec soi-même, de
manière que la séparation entre ce qui doit demeurer dans ce monde-ci et ce
qui doit s’élever dans l’autre monde se fasse sans heurt (quelle que soit la
forme, violente ou non, de la mort) avec délicatesse et sérénité, et non
d’une façon déchirante et chaotique. Ainsi, la vie conditionne la mort.
La mort est déchirante pour ceux qui restent et aussi pour
celui qui la refuse, mais pas pour celui qui la sait en permanence à côté de
lui sur le chemin de la vie. Il serait vain de refuser sa compagnie. Alors,
autant se préparer à l’accepter avec force et sagesse pour, dans
l’acceptation d’une séparation harmonieuse, la vaincre en beauté. L’ancien
guerrier qui mourait au combat, violemment, l’épée à la main, était assuré
de l’audelà paradisiaque du Walhalla. Et, s’il mourait de mort naturelle il
ne manquait jamais de serrer son épée contre son cœur, cette épée qui
témoignait de ses exploits, de sa valeur et de sa droiture, cette épée
initiatique qui lui ouvrait la porte du paradis des héros. Et, quelle que
fut sa haine pour ses ennemis, quel que fut son amour pour les siens, quels
qu’aient été ses défauts et ses travers, ce guerrier, cet homme, sûr de la
valeur de son geste, sûr de l’initiation que lui conférait la présence de
son épée, cet homme mourait en harmonie avec lui-même et donc se séparait du
monde d’ici-bas avec beauté.
Quand le chevalier prenait plaisir à trancher têtes et
membres de ses ennemis, à pourfendre gueux et brigands pour la défense de la
veuve et de l’orphelin, ce chevalier n’avait point de honte à donner la mort
et luttait dans sa conviction profonde pour que s’accomplisse son divin
salut dans sa foi inébranlable de la parole donnée. En mourant, il était en
harmonie avec lui-même, persuadé d’avoir oeuvré pour le bien et de gagner en
beauté le séjour des bienheureux. La mort pouvait le prendre de n’importe
quelle manière, il savait qu’il mourrait de toute façon en beauté, car il
avait tracé les instants de sa vie dans ce but. C’est donc dans sa vertu
initiatrice que la mort doit être appréhendée et acceptée. Ainsi, elle
délivre des forces négatives et régressives, dématérialise et libère les
forces ascensionnelles de l’esprit.
Pour celui ou celle qui a oeuvré avec l’espoir de s’ouvrir
un jour au seuil de la spiritualité, la mort devient la condition d’une
nouvelle vie, supérieure à la précédente par le passage de l’être spirituel
sur un autre plan d’existence, différent du nôtre. Pour nous Maçons, toute
initiation traverse une phase de mort avant d’ouvrir l’accès à une existence
nouvelle. Comme on nous a déjà appris à mourir, symboliquement, au travers
de l’initiation, la mort ne peut être pour nous un sujet de douleur ni de
crainte, mais d’espoir. Elle se présente à nous non pas comme la Faucheuse à
tête de mort des images conventionnelles, mais comme un compagnon de voyage
qui après nous avoir amené au seuil de l’au-delà, se sépare de nous en nous
rassurant d’une voix chaude et confiante: «Je vous quitte, mais je vous
laisse entre les mains d’un guide sûr et fidèle, qui vous conduira vers la
Lumière.»
Ainsi, même si nous pleurons la perte de l’être disparu,
nous n’en espérons pas moins et nous nous réjouissons de son accession au
changement, à la transmutation.
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