Un passage pour comprendre le sacré
ROBERT EDMOND LAVERRIÈRE (Revue maçonnique suisse:
août/septembre 2003)
Selon Kahn la géométrie est la science de toutes les
espèces d'espaces. Appliquer étant la volonté de mettre une chose au contact
d'une autre, comment ne pas voir en la géométrie la science qui nous donnera
les moyens de comprendre et d'analyser notre environnement visible et non
visible?
La géométrie est une démarche qui procède par méthode et
rigueur. Ce qui permet au chercheur de trouver un chemin dans les méandres
de ses rêves et aspirations vers une idée, faite d'éléments construits et
vérifiés spatialement. Au long du cursus estudiantin, la géométrie occupant
la place du chapitre traitant les propriétés de l'espace, tout essai se
réfère à celleci pour expliciter une recherche. Pas besoin de postulat, tout
est démonstration! La géométrie serait donc une application de nos
connaissances.
Notre propos se bornera à voir dans quelle mesure la
géométrie est une application des connaissances maçonniques dans l'approche
symbolique de nos mystères. Abordée de manière très explicative lors du
grade de compagnon, la géométrie est déjà présente pendant celui de
l'apprenti. Nous devons aux compagnons constructeurs cette référence à la
géométrie.
Comme une sorte de catéchisme, les démonstrations
géométriques expliquent aussi bien la forme de la loge que le signe d'ordre
et la marche de l'apprenti. L'angle droit cher à ce sage Pythagore prend
place dans la mémoire maçonnique.
Le début de notre savoir
Lorsque l'on évoque l'approche de la géométrie en loge,
chacun est renvoyé aux heures de potache où il subissait les affres d'un
sujet insaisissable suivant le cours et le professeur. La géométrie devenait
un domaine de formules et de théorèmes difficiles à placer dans les
conversations estudiantines, ou lors de retrouvailles festives.
Simples au début, les figures géométriques telles que les
triangles, les cercles et autres rectangles et carrés étaient assimilées par
l'étudiant des classes élémentaires. Ces figures évoluaient au gré des cours
sur un cahier aux pages quadrillées, histoire de rendre correctement un
tracé fait de subtilités. Les angles, les corrélations entre les côtés
n'avaient plus de secret, le jeu pouvait commencer! L'espace codifié allait
entrer dans notre vie. Alors vinrent les volumes, l'espace et les
différentes façons de rendre ces visions de manière à être facilement
dessinées en deux dimensions, c'est-à-dire du domaine de la géométrie plane.
Et cela grâce à quelques géniaux mathématiciens qui décidèrent au fil des
siècles précédents de déterminer une logique mathématique. Le trait, base de
tout travail, et la géométrie de Monsieur Monge nous renvoyaient à une
perception faite de projections et de rabattements afin de dominer l'espace
dans l'étude des volumes.
Puis les cours enseignés devinrent complexes et la géométrie
fut le domaine réservé de quelques-uns d'entre nous, qui se servirent de
l'espace dans leurs études, analysant les formes de la mécanique en passant
par toutes les sciences dites du domaine des ingénieurs et pour d'autres qui
entrèrent dans cette manière de religion qu'est l'architecture. Chaque
ancien étudiant se souvient avoir passé du temps sur des théorèmes pour
déterminer la longueur d'une droite, ensemble de points perdus dans l'espace
de sa mémoire qui symbolisait une abstraction. Enfin, plusieurs droites bien
placées devinrent des figures appelées géométriques. Et une sorte de
métamorphose s'opéra. On pouvait tout calculer. Le dessin permettait la
maquette, le volume surgissait d'une connaissance mathématique. C'était
juste ou faux, il n'y avait pas de place pour l'à-peu-près. Enfin, au gré de
notre formation la géométrie fut associée aux autres domaines,
particulièrement comme vecteurs d'explications et de découvertes. La
merveilleuse aventure pouvait commencer. L'histoire entrait dans le cours.
On comprenait les interférences entre les envolées des poètes, les défis des
constructeurs de cathédrales et de palais, et le génie des inventeurs,
magiciens des temps, qui fabriquent des objets par analyse et dessins.
Des hommes rassemblèrent leurs connaissances dans des livres
pour notre enseignement et notre culture. Pythagore et Thallès étaient venus
occuper nos rêves et peut-être nos cauchemars d'alors en veille d'épreuves.
Voilà deux illustres savants qui focalisent l'attention et donnent leurs
noms à des théorèmes. Encore que certains historiens s'interrogent, pensant
qu'il s'agirait de communautés de savants qui transcrivirent les bases d'un
savoir très ancien. Alors, par démonstration géométrique, la réalisation des
pyramides d'Egypte devenait à notre portée et les triangles ne possédaient
plus de secret.
Survol historique de circonstance
La géométrie étant issue de l'évolution de l'homme, les
découvertes sont nombreuses aux premières lueurs de l'humanité. L'homme
trouva la manière de correspondre avec des signes. Outre les premiers
dessins, celui qui est particulièrement digne d'intérêt est le cercle, début
de la connaissance, qui engendrera la spirale. Est-il la figuration de
l'astre du jour - le soleil - ou celui de la nuit - la lune? Mais cette
dernière est changeante, alors les étoiles: petits cercles brillants dans le
firmament? Plus simplement, l'homme n'allait-il pas découvrir des
corrélations après avoir décidé de rendre sacré les espaces qu'il
apprivoisait?
L'homme de la préhistoire, nomade par nécessité alimentaire,
planta un piquet taillé au silex et au moyen d'une corde dont la nature et
la fabrication nous échappent, il traça le cercle de son futur abri, la
forme circulaire étant la première figure géométrique simple dans l'histoire
de l'humanité. Rapportée au soleil, elle fut sacralisée dans les premiers
dessins rupestres. La notion de l'axe, les moyens de placer des repères et
la future corde à nœuds entraient dans l'histoire de la construction, et
devenait une assise pour le culte vers des esprits supérieurs. L'écriture
sacrée, prototype de celle issue des ateliers de Biblos, codifiait des
figures géométriques. Les apparitions du triangle et du rectangle, a
fortiori du carré, viennent de l’évolution des connaissances dans la
construction des abris des peuples qui suivent la course du soleil. A quel
moment de l'évolution des hommes certains chamans ont-ils décidé de mettre
en place un vocabulaire de signes géométriques? Le cercle reste la figure
symbolique de la maison, de la mère, du centre. Cette figure symbolise aussi
le monde spirituel et invisible. Une codification entre les différents
peuples donna une lecture des signes. Approfondir l'évolution des
connaissances avec la multiplication des signes et figures géométriques
serait passionnant mais nous éloignerait de notre thème, notre propos se
bornant à un bref rappel en forme d'humble survol dans le temps.
L'homme allait imaginer des constructions navales et
terrestres, construites au moyen d'outils voulus selon le progrès des
connaissances. L'homme modifiait son environnement par l'emploi de matériaux
domestiqués et travaillés grâce à l'esprit géométrique des civilisations.
Les figures étaient tracées sur la pierre et dans le sable, puis gravées sur
des morceaux de bois. La règle venait d'être inventée. La géométrie suivait
l'intuition, le signe servait de rappel et la connaissance prenait part à
l'évolution de l'humanité. Certainement quelques déboires eurent lieu sur
les chantiers de nos lointains géniteurs, les découvertes demandèrent une
longue vérification. La figure géométrique ne vint qu'après la preuve
matérielle. Alors les papyrus et autres vélins servirent à écrire cette
science sacrée. Mais bien des données étaient transmises entre constructeurs
de façon orale et par initiation sur les chantiers.
La redécouverte
Puis un jour, après notre initiation maçonnique, la
géométrie revint, nous rattrapa au détour de nos recherches ésotériques et
symboliques. Le carré, le cube et le cercle furent parmi les figures que nos
frères nous demandèrent de comprendre et d'appréhender. Le «carré mosaïque»
composé selon sa définition de carrés de même surface, alternativement
blancs et noirs, ressemblait à un immense échiquier, dont les règles du jeu
était certainement encore à découvrir. La géométrie pour ceux qui l'avaient
abandonnée, en sortant d'une ultime épreuve estudiantine, et cela sans
regret, revenait par la grande porte: celle du sacré. Les figures
géométriques se tracent au moyen du compas pour le cercle et de l'équerre
pour matérialiser l'angle droit. Ces instruments indispensables à
l'application des tracés géométriques prennent des valeurs symboliques et
explicatives sur la façon de les utiliser maçonniquement. Se
tenir les pieds joints de façon à former une équerre c'est être dans une
position réceptive pour recevoir des secrets en maçonnerie. C'est aussi
l'angle droit, c'est aussi la marche de l'apprenti. C'est-à-dire que ces
équerres aux branches inégales vont nous accompagner dans les explications
symboliques et ésotériques de notre vécu maçonnique. Quatre équerres aux
branches égales forment selon leurs dispositions soit un carré qui sert de
base à la pierre cubique, soit figurent la croix des quatre éléments lors de
l'initiation. Ces éléments crucifient le monde visible comme les points
cardinaux et nous donnent un centre, celui de la connaisance, centre
invisible qui selon le rituel est celui de la loge. C'est l'axe du monde -
invisible mais dans nos symboles il est géométrique. Ce centre est une ligne
qui va du Nadir au Zénith, figurant aussi le rappel de l'ancien pieu de la
première bâtisse de l'homme. La loge est devenue un volume cosmique ayant
pour base les quatre points cardinaux.
La géométrie, discipline de la mesure
L'équerre donne l'angle droit et permet de tracer le
triangle. Ce dernier allait nous accompagner dans notre compréhension et
notre vie maçonniques. Figure sacrée par excellence, symbolisée et
matérialisée par les branches du compas et celles de l'équerre, nous allions
nous approcher de la connaissance par l'étude de ces deux outils. Quel
triangle? Le triangle rectangle, aux proportions pythagoriciennes, bijou du
Vénérable Maître, le triangle équilatéral dont la symbolique sacrée définit
toute approche dans les dispositions spatiales de la loge ou le triangle
isocèle symbolisé par l'ouverture du compas? Voilà une figure dont le
symbolisme sacré nous donne ample matière à réflexion.
Selon notre parcours profane la géométrie n'était pas un
domaine appliqué de tous les jours. Alors pour l'apprenti, durant son
initiation maçonnique, les formes géométriques étaient peut-être sorties de
sa mémoire, mais le carré long était devant lui. Cette figure est formée de
deux équerres dites rectangles posées l'une en face de l'autre. «Carré
long», c'était nouveau comme expression, non? Le carré étant une forme
unique de rectangle où les côtés sont égaux, voici que cela devenait plus
complexe par l'analogie avec le nombre d'or, symbole de la divine harmonie.
Par souci de compréhension relevons que le grand côté est 1,618 plus grand
que le petit côté. Voilà un étrange endroit où ce rectangle délimité par
trois luminaires visibles et un invisible était à ranger dans la famille des
surfaces planes. La géométrie devenait dès lors la science de la division et
de la composition dans l'harmonie de la nature retrouvée et transmise par la
connaissance des compagnons constructeurs. Connaissance qui provenait des
lointains paysages de l'humanité naissante, le temps et l'histoire s'étaient
chargés de nous communiquer et transmettre ce savoir.
Selon les dispositions de la loge, sur le tableau de
celle-ci, rectangle explicatif des symboles, la corde à nœuds nous renvoie à
la géométrie du terrain. C'est la corde de l'arpenteur, ancêtre de notre
géomètre actuel. La corde des premiers nomades, qui servait d'instrument de
mesure et à placer des repères avant la construction de tout édifice.
L'expression «tracer au cordeau» prend ici toute sa saveur symbolique, avec
sa connotation de rectitude. La géométrie devient alors «histoire» avec les
nœuds ou lacs d'amour, ce motif héraldique qui nous renvoie aux blasons des
veuves et des dignitaires de l'Eglise. Ici la géométrie sert de support au
sacré et au monastique, avec l'Ordre des Cordeliers. Et la houppe dentelée
aide à l'union des fils de la Veuve vers une rectitude sur un chantier en
devenir. Clin d'œil de la destinée, notre créateur devenait le Grand
Géomètre et le Grand Architecte de l'Univers. La géométrie allait être une
science obligée, sorte de passage pour comprendre le sacré. Pour parfaire
nos connaissances sur le rituel maçonnique il nous faudra donc revenir à la
base. Notre connaissance sera l'application géométrique ou ne sera pas.
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