Face cachée de l’âme et passage obligé de la quête initiatique
La figure féminine du divin
La fusion du masculin et du féminin est un des buts de la quête
initiatique. L’union de l’homme et de la femme n’en est qu’un reflet
symbolique. La seconde est fiançailles, la première est noce.
Jean-Pierre Augier, Union des Coeurs - Genève (Revue maçonnique
suisse: août/septembre 2005)
Evoquer aujourd’hui la franc-maçonnerie et la femme conduit
immanquablement maçons ou profanes à s’interroger, polémiquer même sur ce
que d’aucuns considèrent comme un ostracisme archaïque et d’autres comme une
intangible tradition: la non-mixité de la maçonnerie régulière et la
non-reconnaissance par celle-ci de la maçonnerie féminine. Ces questions,
pour brûlantes qu’elles paraissent à la raison contemporaine, sont loin de
couvrir l’entier du thème. Osons même dire d’emblée qu’aux yeux de l’initié,
dans la perspective notamment de la maçonnerie spiritualiste du Régime
écossais rectifié, de telles questions n’ont qu’une importance secondaire.
Car par nature symboliste et initiatique, donc fondamentalement orientée
vers le spirituel, la franc-maçonnerie invite d’abord à comprendre le rôle
du féminin dans la quête initiatique, le développement personnel et le
travail spirituel; cela avant de penser la place de la femme dans
l’initiation maçonnique. Cette approche, qui est celle du présent article et
en explique le titre, n’exclut toutefois pas quelques réflexions préalables
sur cette dernière question.
Critique profane et regard initiatique
Homme et femme sont sans conteste égaux sur le plan de l’esprit. Les
femmes peuvent accéder aux plus hautes vérités transcendantes, rayonner
d’une profonde autorité morale ou spirituelle, et rien à cet égard ne
justifie qu’elles soient privées du sacerdoce, dont les écartent pour
d’autres raisons de nombreuses religions. La femme est donc indiscutablement
initiable. Restent toutefois ouvertes les questions de savoir si la nature
de l’initiation féminine est différente, si la franc-maçonnerie est une voie
appropriée aux femmes ou encore si l’initiation et, partant, la maçonnerie
peuvent être mixtes.
Notre époque peine à distinguer égalité des sexes et confusion des
genres. La pensée dominante récuse toute différentiation des rôles sociaux
fondée sur le sexe et prône la mixité dans tous les domaines. Aussi, le
caractère exclusivement masculin de la maçonnerie régulière et celui
majoritairement non-mixte des autres obédiences suscitent-ils
incompréhension et critiques allant jusqu’au grief d’archaïsme patriarcal ou
de sexisme sectaire. La mise à l’écart des femmes ou le rejet de la mixité
peuvent certes paraître opposés à l’universalisme de la maçonnerie,
contraires à une fraternité exempte de ségrégation. Mais cette situation
découle à la fois de la tradition, à laquelle sont foncièrement attachés les
maçons, et de la volonté de ceux-ci, dans leur actuelle majorité.
Les explications profanes à cette attitude de la maçonnerie envers les
femmes ne manquent pas. Des sociologues y verront une survivance de la
division sexuelle des tâches sociales et du travail, un avatar de
l’appropriation du savoir et du pouvoir par une classe. Des anthropologues
diront que les rites initiatiques des tribus primitives ont en particulier
pour but l’identification sexuelle et l’intégration communautaire,
qu’historiquement l’initiation des hommes et des femmes a toujours été
séparée. Des psychanalystes freudiens réduiront cette attitude à un tabou né
du refoulement de la libido ou à une forme de résolution du complexe
d’OEdipe. Des moralistes enfin y chercheront l’empreinte d’un idéal
ascétique universel de dépassement des désirs et de chasteté, de délivrance
des contingences terrestres.
Plus prosaïquement, nombre de francs-maçons, et des maçonnes aussi,
considèrent la non-mixité en loge comme relevant de la sagesse pratique. Au
regard notamment de la morale maçonnique, les risques de la fraternité entre
sexes sont évidents. Légitime est donc le souci d’éviter le désordre des
sentiments et les tentations de la chair; comme celui de rassurer son
partenaire ou préserver sa famille. Les faiblesses des hommes étant ce
qu’elles sont, et celles des femmes n’étant pas moindres, la présence de
l’autre sexe perturbe souvent pensée et comportement; le travail maçonnique
rituel, intellectuel ou spirituel peut s’en trouver parasité. Notre monde
est de plus en plus mixte, mais hommes et femmes n’en restent pas moins
prisonniers de leur image; au delà des plaisirs conviviaux, le partage entre
personnes du même sexe, sans le masque porté devant l’autre, a une valeur
positive.
Ces critiques, explications profanes ou justifications pratiques ne
permettent cependant pas de prendre la vraie mesure des rapports entre
maçonnerie et femme. Elles suscitent des débats relevant d’ordinaire plus du
politique que de l’initiatique, stériles car elles ignorent ce qui est pour
nous essentiel: le sens du féminin dans les trois dimensions, symbolique,
psychologique et spirituelle de la franc-maçonnerie. Or pour découvrir ce
sens, propre à clarifier et relativiser le problème des relations entre
hommes et femmes en maçonnerie, ce n’est pas dans quelque direction
sociologique ou pragmatique qu’il faut chercher, mais dans la profondeur de
l’âme humaine, dans les fondements et l’histoire de la pensée religieuse,
dans la sagesse.
Le féminin dans la symbolique maçonnique
Le symbolisme maçonnique, avec notamment ses nombreuses références
opératives, ne présente apparemment rien de féminin. Cela tient certes a
l’origine typiquement masculine de notre tradition puisque nous disons être
les descendants à la fois des bâtisseurs et des chevaliers. Mais cela tient
aussi à nos racines religieuses, la tradition judéo-chrétienne qui laisse
fort peu de place au féminin et dont l’image de la divinité est
exclusivement masculine. Apparence seulement, car à y regarder de plus près
le symbolisme maçonnique, comme celui de la religion, cache une dimension
féminine qu’il importe de comprendre. On peut en donner quatre exemples.
Les trois petites lumières éclairant la loge, ses fondements qui nous
viennent de l’Être éternel et infini, portent toutes des noms féminins. La
première est la Sagesse. Or, on y reviendra, la sagesse divine occupe dans
les derniers livres de l’Ancien Testament une place très importante et
représente la face féminine de Dieu. Le Livre de la sagesse, dit de Salomon,
la chante par exemple comme «le maître d’oeuvre» et «l’artisane de
l’univers»; il dit notamment que «les vertus sont les fruits de ses travaux
car elle enseigne tempérance et prudence, justice et fortitude» (Sg 7:
27-28, 8: 7). La basilique de Byzance, la Rome orthodoxe, était consacrée à
Sainte Sophie, Sophia signifiant en grec la sagesse. La Légende dorée dit
certes que Sophie était une vertueuse martyre, mais son texte montre
clairement qu’il s’agit en réalité de la sagesse divine puisqu’il ajoute que
Sainte Sophie avait «trois filles, la foi, l’espérance et la charité».
A l’Orient brillent le soleil et la lune, couple cosmique qui évoque le
mariage divin, la hiérogamie chère aussi bien aux religions antiques qu’à la
tradition alchimique. Ce couple fait également pendant aux deux colonnes de
l’entrée du temple qui représentent notamment les deux pôles de la vie et de
l’être. Dans de nombreuses représentations de la crucifixion par la peinture
médiévale, le soleil et la lune figurent au ciel, de chaque côté de la tête
du Christ. Souvent aussi ces deux astres sont au-dessus de Saint Jean et de
Marie agenouillés au pied de la croix, nouveau couple spirituel par la
bénédiction et l’adoption. Les bâtisseurs de cathédrales avaient du reste
une prédilection pour la dédicace de leurs oeuvres à Saint Jean ou à Notre
Dame, tout comme les Templiers. Cela à l’époque même de l’amour courtois, où
la dame était bien plus un idéal spirituel qu’une femme de chair.
Sur nos autels la Bible est ouverte au Prologue de Jean, texte consacré
au Verbe, le Logos de Dieu. Or, même si selon la théologie le Verbe est
assimilé au Christ, le Logos du Prologue s’identifie à plusieurs égards à la
Parole comme Esprit-Saint, en particulier à l’esprit féminin de Dieu, la
Sophia. En effet, le Verbe selon le Prologue présente des analogies
extrêmement frappantes avec la Sagesse divine telle qu’elle est décrite dans
l’Ancien Testament. La Sagesse y dit d’elle-même qu’elle fut «établie depuis
l’éternité… dès le commencement… aux côtés» de l’Eternel (Pr 8: 22-23, 30),
que sa «source est la Parole de Dieu dans les cieux» et qu’elle est «la mère
du pur amour» (Si 1: 5; 24: 17). Salomon dit d’elle en s’adressant à Dieu:
«Tu avais donné toi-même la Sagesse… envoyé d’en haut ton Saint Esprit…», et
les hommes furent ainsi «instruits et sauvés par la Sagesse divine» (Sg 9:
10, 17).
Le temple de Salomon, figure emblématique de la maçonnerie, détruit puis
reconstruit après l’exil, évoque bibliquement les noces entre Dieu et son
peuple, peuple symbolisé par Jérusalem, féminine comme toute cité. Le
prophète dit ainsi d’elle: «Resurgis, remets-toi debout Jérusalem… toi,
stérile qui n’enfantais plus, explose et vibre… ton veuvage, tu ne t’en
souviendras plus… car ton époux, le Seigneur tout-puissant, t’a rappelée»
(Es 51: 17; 54: 1-8). Noces encore celles de la nouvelle Jérusalem céleste
de l’Apocalypse, décrite par Jean «comme une épouse qui s’est parée pour son
époux», vêtue «d’un lin resplendissant et pur», prête pour les «noces», «la
fiancée, l’épouse de l’agneau» (Ap 19: 7-8; 21: 2, 9). Temple et cité sainte
sont donc lieux de noces, d’union symbolique du masculin et du féminin.
Ainsi, l’aspect féminin du sacré est réellement présent dans la
profondeur de notre symbolisme, et il apparaît même d’une importance qui
n’est pas secondaire. Mais alors, pourquoi cet aspect féminin est-il si
discret et pourquoi est-il largement écarté de nos réflexions symboliques?
La prédominance masculine dans notre symbolisme n’a pas pour seules bases
des distinctions découlant du travail artisanal ou du combat chevaleresque.
Elle ne s’explique pas non plus comme un simple reflet de la condition
féminine dans les sociétés patriarcales du temps biblique ou du Moyen Age.
Elle plonge ses racines bien plus loin, dans la profondeur de la psyché
humaine et dans les fondements de la pensée religieuse.
La face féminine de l’âme
L’apparente mise à l’écart du féminin dans la tradition, puis sa
résurgence épisodique, doit être comprise sur deux plans. D’une part celui
du cheminement psychologique de l’âme individuelle vers sa complétude,
d’autre part celui du développement de la conscience religieuse de
l’humanité. Or, sur ces deux plans, le refoulement – temporaire - du féminin
correspond à une réalité, à une phase naturelle. L’âme humaine, la psyché de
l’homme comme de la femme, possède deux pôles, l’un correspondant à des
qualités symboliquement féminines, comme l’intuition ou la sensibilité,
l’autre à des qualités symboliquement masculines, comme la logique ou la
construction. Cette dualité, qui recouvre en partie aussi celle de
l’inconscient et du conscient, on la voit notamment exprimée dans la lune et
le soleil qui brillent à l’Orient, ou dans les deux colonnes à l’Occident.
L’équilibre entre ces deux pôles est le fondement de l’être, leur harmonie
est son accomplissement.
Mais une fois incarnés dans le monde, revêtus de leur sexe physique,
l’homme et la femme doivent chacun assumer cette identité. Il leur faut
avant tout, dans leur existence et leur conscience, mettre en valeur le pôle
masculin ou féminin qui correspond à leur sexe. Il s’ensuit que la partie
complémentaire de l’être qui ne s’identifie pas au sexe reste largement dans
l’ombre, refoulée le plus souvent dans l’inconscient. Cette face cachée est
ce qu’on appelle l’anima ou l’animus. L’anima est la face féminine de la
psyché de l’homme, l’animus la face masculine de la psyché de la femme.
L’homme et la femme sont ici dans une situation identique, simplement
inversée. Toutefois, chez l’être humain, quel que soit son sexe, la
conscience et la raison se rattachent symboliquement à l’aspect masculin de
la personnalité, alors que l’inconscient et le spirituel se rattachent à son
aspect féminin. Or, dans l’évolution naturelle de la personne ou de
l’humanité, la conscience et la raison se développent d’abord, au détriment
de l’inconscient et du spirituel. Pour cette raison, c’est l’anima cachée de
l’homme qui est prise comme modèle général de la part refoulée de l’âme
humaine.
Afin de parvenir à la complétude de son être, aboutissement de son destin
terrestre, l’humain doit apprendre à découvrir et écouter, aimer et sublimer
cette face voilée de lui-même. L’homme doit aller à la rencontre de son
anima refoulée, pour la faire renaître de l’obscurité, pour en quelque sorte
l’épouser. Il s’agit là d’un passage obligé, car c’est seulement quand
l’être parvient à se réunifier, à marier les deux faces de lui-même, qu’il
peut accéder à l’accomplissement du Soi, sens et but de sa vie terrestre.
Cette union des deux pôles de la personnalité est l’une des étapes du chemin
initiatique.
L’image féminine du divin
Le processus psychique et individuel qui précède est dans ses grandes
lignes exactement le même que celui suivi par l’évolution spirituelle et
collective des religions. Dans son état primitif, l’homme perçoit le divin
de façon avant tout inconsciente et naturelle. A l’instar d’Adam et Eve au
paradis, les pôles de sa psyché restent équilibrés et il perçoit également
de manière harmonieuse les aspects symboliquement masculins et féminins de
la divinité. Son univers est encore constellé de dieux et de déesses. Les
grandes religions antiques et les traditions primitives de l’Occident
faisaient une large place aux femmes dans les rites et accordaient de
multiples aspects féminins à la divinité. Dans les religions archaïques, les
déesses mères ou de la terre étaient prédominantes. Les panthéons de
l’Egypte et de la Grèce comptaient autant de dieux que de déesses, et
pratiquement chaque dieu avait pour pendant féminin une épouse ou une soeur,
comme Jupiter et Junon, Apollon et Diane. Les triades divines comprenaient
très souvent un élément féminin, comme Isis en Egypte, Isthar à Babylone.
Même le Yahvé archaïque des hébreux possédait une épouse, Ashéra.
Mais peu à peu la conscience de l’homme se développe; c’est la
connaissance du bien et du mal, la chute allégorique. La psyché se dissocie
tout comme la perception et la représentation du divin. À partir de cette
conscience, de cette dissociation, le judaïsme évoluera vers le monothéisme,
l’hellénisme vers la philosophie. Comme la conscience et la raison sont
symboliquement masculines, l’inconscient et le spirituel féminins, au fur et
à mesure que conscience et raison croissent, la perception du monde et de la
divinité qui le gouverne prend des formes de plus en plus masculines. Se
renforce ainsi, jusqu’à devenir unique dans le judaïsme, la figure masculine
du Dieu père symbolisant l’ordre et la loi, du Dieu céleste qu’il faut
craindre. À l’inverse s’estompe jusqu’à disparaître, l’image de la déesse
terre protectrice et nourricière, de la déesse mère métaphore de l’amour et
de la renaissance. Le christianisme suivra la même voie: le Christ
rédempteur est Fils de Dieu le Père; la Trinité est dénuée d’expression
féminine; Marie, pourtant «mère de Dieu», en est exclue, alors que le Saint
Esprit procède du Père et du Fils. Le modèle divin est une relation
père-fils sublimée, la mère et la fille en sont écartées.
Ainsi, psychisme et religion suivent le même chemin. Comme l’homme qui
refoule son anima dans la profondeur de son inconscient, la religion évacue
la figure féminine de Dieu. Mais dans les deux cas la moitié écartée n’est
pas éliminée, elle est seulement occultée. Un certain déséquilibre, une
incomplétude en résulte. Situation temporaire cependant, car ainsi que
l’homme est voué par sa quête à retrouver son anima, la religion est amenée
un jour à laisser transparaître ou à mettre en pleine lumière les éléments
féminins qu’elle dissimulait. Tel fut le cas du judaïsme exaltant la
Sagesse, puis du christianisme vénérant la Vierge ou idéalisant la Jérusalem
céleste.
En d’autres termes, la quête de l’homme face à lui-même et son essor vers
la divinité ont le même passage obligé: la rencontre, les noces avec
l’Eternel féminin. Pour l’homme psychique, le but sera l’union dans le Soi
de sa conscience masculine et de son intériorité féminine, l’anima. Pour
l’homme spirituel, le but sera le mariage mystique de l’esprit et de l’âme,
ou de l’intelligence et de la sagesse divine, afin que de ces noces naisse
l’enfant-dieu de l’amour, l’homme ressuscité à la vraie vie. Si la face
féminine de Dieu se dissimule aujourd’hui à nos regards, sous le voile plus
ou moins épais dont la recouvre la religion, la tradition et nos symboles,
c’est parce qu’elle représente un des buts les plus secrets de la quête
intérieure et spirituelle.
Masculin et féminin dans la Genèse
À travers ses multiples récits et anecdotes, souvent exploités à des fins
mysogines, l’Ancien Testament donne à première vue de la femme l’image d’une
mineure soumise à l’arbitraire d’une société patriarcale. Mais le féminin
dans la Bible dépasse cette condition profane, pour peu que l’on aille à
l’essentiel. Et cet essentiel commence par la Genèse qui nous révèle la
double nature masculine et féminine à la fois de l’être humain et de la
divinité, en même temps qu’elle nous révèle l’égalité de l’homme et de la
femme face au salut et leur complémentarité essentielle.
Au sixième jour, «Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de
Dieu, il le créa mâle et femelle». Ainsi, le tout premier livre de la Genèse
déclare le masculin et le féminin simultanément incarnés dans l’humain, ce
qui vise notamment la double nature psychique de l’homme. Plus, déclarant
l’homme créé mâle et femelle à l’image de Dieu, le texte implique
logiquement que Dieu lui-même possède ce double aspect masculin et féminin.
Cette dualité dans l’unité est l’un des sens que l’on peut prêter au delta
maçonnique.
Puis, dans le second livre, Dieu crée l’Adam originel, tiré de la terre
et animé de son souffle divin. Mais la solitude d’Adam appelle immédiatement
la création d’Eve. Nullement pour que l’humanité puisse se perpétuer, car au
paradis cela n’est pas nécessaire, mais afin qu’Adam ait un semblable, un
vis-à-vis. Eve incarne donc non seulement l’autre, sans lequel la vie
n’aurait pas de sens, mais aussi le miroir, qui renvoie à l’homme sa propre
image profonde. Plus, l’anecdote de la création de la femme à partir de la
côte ou du flanc de l’homme indique qu’Eve est symboliquement une partie
d’Adam, la part féminine de celui-ci, son anima.
Au paradis, Adam et Eve vivent dans une parfaite harmonie. Mais la chute,
avec ses malédictions différenciées pour chacun d’eux, remplacera cet état
par des relations souffrantes de désir et de domination. C’est le symbole de
la dissociation de la conscience et de la psyché. Dès lors, le but de l’être
sera de retrouver cette harmonie perdue, de reformer le couple originel
d’Adam et Eve. Car, comme le dit l’évangile apocryphe de Philippe, «Quand
Eve était en Adam, il n’y avait pas de mort. Si à nouveau elle entre en lui
et s’il la prend en lui-même, il n’y aura plus de mort». La renaissance de
l’initié passe par cette réunion.
L’évolution de la tradition biblique
Après la chute du couple primordial, le judaïsme de l’Ancien Testament
connaîtra schématiquement deux périodes, dominées successivement par deux
regards sur la divinité, et donc par deux images très différentes du féminin
dans la relation entre l’homme et Dieu. D’une part, dans la première moitié
du millénaire avant notre ère, la figure dominante sera celle de l’Alliance,
c’est-à-dire de la loi ancienne; d’autre part, dans sa seconde moitié, avant
l’émergence du christianisme et sous l’influence grecque, apparaîtra la
figure de la Sagesse de Dieu, qui préfigurera la loi nouvelle.
La première période est centrée sur l’Alliance entre l’Eternel et son
peuple. Dans cette Alliance qui exprime l’amour et la fidélité à Dieu, comme
dans une relation nuptiale où la divinité tient le rôle de l'époux,
l’humanité est revêtue d’une identité féminine. Elle prend poétiquement le
féminin visage de la Terre promise ou de la Cité sainte. À travers ce
couple, l’humain s’identifie à la femme soumise à la loi d’un mari exigeant
et jaloux. Epouse tentée par l’infidélité, le retour aux divinités païennes,
car souffrant des colères imprévisibles de l’implacable époux (Os 1-2).
C’est ainsi que se cristallise la figure du Yahvé de l’Ancien Testament.
Dans la lumière du ciel, seul brille le Père qui inspire la crainte. L’anima
est exilée dans l’obscurité de la terre.
Au fil des siècles, cette relation ombrageuse s’adoucit quelque peu. Le
Cantique des cantiques, pur chant d’amour où résonne la voix féminine de la
bien-aimée, élève symboliquement l’humanité au rang d’une épouse plus aimée
que possédée. C’est cette relation que l’on retrouvera plus tard dans le
christianisme, notamment chez Paul, avec l’union du Christ et de son Eglise,
l’Eglise étant comparée à la femme soumise, mais aimée de son mari (Ep 5:
21-32). A ce stade, où l’homme est encore largement dominé par ses
sentiments et où sa raison doute encore d’elle- même, l’identité symbolique
de l’humanité reste féminine, celle de la divinité exclusivement masculine.
Ce n’est déjà plus la loi ancienne mais ce n’est pas encore la loi d’amour.
Plus nous approchons de notre ère, plus la conscience et la raison
humaines se renforcent, et plus la divinité devient abstraite et se
spiritualise. D’une part, l’esprit de l’homme ne s’accommode plus de l’image
du Dieu patriarcal et violent des origines; la conscience n’accepte plus
l’humiliation de Job. D’autre part et en conséquence, dans la pensée
religieuse, les qualités du divin se féminisent, la relation au divin
appelle sagesse et amour. Ainsi, dans la pensée judéo-alexandrine des deux
derniers siècles avant Jésus Christ, le Dieu d’Israël change quelque peu de
caractère et, surtout, deux autres créatures d’essence divine font leur
apparition à ses côtés: le Logos et la Sophia.
C’est ainsi qu’à travers les livres tardifs de l’Ancien Testament comme
les Proverbes, la Sagesse et le Siracide, s’élaborent la figure de la
Sagesse divine et sa tradition sophianique. Sophia, mystérieuse entité
féminine, émanant éternellement du souffle de Dieu, dépositaire de ses
secrets, présente à ses côtés lors de la création et artisane de l’univers.
Elle deviendra la médiatrice entre l’homme et Dieu, l’intercesseur
bienveillant qui compense l’abîme insondable de l’Eternel terrifiant.
L’anima retrouve la lumière, la divinité une face féminine.
Sagesse divine et noces
La Sagesse divine, figure mal connue du judaïsme de la fin de
l’Antiquité, préfigura clairement l’Esprit Saint de la Trinité chrétienne,
le Paraclet de l’évangile de Jean, et même le Logos du Prologue. Elle
inspira de nombreux traits à l’image de Marie, mère immaculée du Christ et
intercesseur priant pour le salut des pécheurs. Elle fut enfin chantée avec
passion comme une femme aimée, à l’instar de la Jérusalem apocalyptique,
épouse spirituelle de l’agneau. Epouse parée non plus pour l’union cosmique
de Dieu avec l’humanité, son peuple ou son Eglise, mais parée pour les noces
mystiques de l’homme, de chaque initié, avec la divinité.
L’Ancien Testament dit de la Sagesse: «Elle est un reflet de la lumière
éternelle, un miroir sans taches dans l’activité de Dieu et une image de sa
beauté… Elle partage la vie de Dieu… à ses côtés comme le maître d’oeuvre…
l’artisane de l’univers et des êtres» (Sg 7: 26 , 8: 3-4; Pr 8: 30, Sg 8:
5). Et la Sagesse dit d’elle-même: «Je suis la mère du pur amour… je suis
donnée à tous mes enfants… Venez à moi, vous qui me désirez et
rassasiez-vous de mes fruits» (Si 24: 17, 19). Ainsi, l’exaltation de la
Sagesse divine dans l’Ancien Testament, comme plus tard dans la
francmaçonnerie, symbolise un triple accomplissement, la célébration de
trois sortes de noces qui abolissent la dualité.
Accomplissement religieux tout d’abord. La part féminine de Dieu,
autrefois déesse archaïque chassée du ciel, revient d’exil régénérée et
spiritualisée; elle retrouve sa place auprès de l’Eternel. De ce mariage
divin pourra naître l’enfant-Dieu rédempteur de l’humanité, incarné au coeur
de l’homme pour y engendrer l’amour. Accomplissement psychologique ensuite.
La moitié de la personnalité, refoulée dans l’inconscient, est libérée,
aimée; pôle féminin de l’âme et pôle masculin de la conscience se rejoignent
et recouvrent l’harmonie. De cette union psychique pourra naître le Soi,
expression de la complétude de l’être. Accomplissement spirituel enfin.
L’image de Dieu ensevelie en l’homme est ressuscitée comme l’initié, l’image
défigurée est restaurée; l’être retrouve son centre, la communion avec sa
source sacrée. De ces noces mystiques pourra renaître l’homme primordial,
réintégré dans sa ressemblance divine. C’est cette triple union que célèbre
symboliquement la Jérusalem apocalyptique: «Heureux ceux qui sont appelés au
festin des noces de l’agneau!». Heureux les spirituels ou les initiés
accomplis qui pourront pénétrer dans leur propre ville sainte, leur
intériorité préparée comme une épouse, comme un tabernacle de Dieu, car
celui-ci habitera avec eux. (Ap 19: 9; 21: 2-3). De telles noces passent par
l’abolition de toute dualité, par la fusion du masculin et du féminin
notamment. Parvenu à ce stade ultime de la quête, l’être n’a plus besoin ni
de soleil ni de lune; car la gloire de Dieu l’éclaire. Alors, la nuit comme
la mort sont abolies. (Ap 21: 4, 23; 22: 6).
Retournement de conscience
À travers symbolisme maçonnique, psychologie des profondeurs et histoire
de la religion, la sagesse éternelle enseigne donc que la quête initiatique,
comme toute voie spirituelle, doit aboutir à une unité transcendant toutes
dualités. Sur le chemin vers ce but, ultime et peut-être inaccessible,
s’opère nécessairement un retournement de conscience. Ce que l’on croyait
des causes s’avère n’être que conséquences; ce que l’on prenait pour de
simples conséquences se révèle être causes profondes. Ainsi la lumière de la
raison apparaît-elle n’être souvent que le reflet d’un sens, psychologique
ou transcendant, qui nous échappe. De même réalise-t-on que parfois le
symbole constitue le réel, alors que la réalité sensible n’a plus de valeur
que symbolique.
Cette inversion du regard conduit en particulier à admettre que l’homme
ne construit pas son image inconsciente et symbolique du féminin à partir de
son expérience de la femme réelle, singulièrement de sa mère; l’homme au
contraire projette sur les femmes, à commencer par sa mère, l’image du
féminin qu’il porte en lui dès l’origine. Par conséquent, les relations
concrètes entre hommes et femmes, sur le plan individuel ou collectif, sont
largement déterminées par les archétypes relationnels du masculin et du
féminin; y compris ceux qui concernent les rapports de l’humain au
transcendant et dont relève la figure féminine du divin.
Il est vain de mettre la charrue de la volonté avant les boeufs de la
nature. C’est grâce à l’harmonisation psychique des pôles masculin et
féminin de l’être, grâce à l’intégration spirituelle des faces masculine et
féminine de la divinité, que l’on peut espérer construire entre hommes et
femmes des relations de niveau véritablement initiatique. A partir seulement
de cette préalable taille psychologique et spirituelle de la pierre de
chacun et chacune pourrait-il être envisagé que se joignent pierres
masculines et féminines, pour l’élévation d’un édifice commun ou de deux
contigus. Cette taille est toutefois délicate, le travail long, les pierres
nombreuses et le plan audacieux.
Mais peut-être le vrai retournement consiste-t-il à se détacher même du désir
d’une telle oeuvre. C’est souvent plus le chemin que le but qui donne son sens
au voyage, plus le travail que le produit qui justifie l’ouvrage. Il faut
accepter d’errer et de défaire. Au fil du chemin et du travail, l’ambition fait
place à l’humilité, le calcul à l’art, le raisonnement à la sagesse. Pour
l’initié accompli, que chaque adepte devrait rêver d’être, une question comme la
place des femmes dans la maçonnerie apparaîtra sans doute presque profane. Car
au stade ultime de la quête, au sommet de la pyramide des voies spirituelles,
masculin et féminin sont avant tout symboles; les genres ne comptent plus guère,
sinon ceux de l’âme et du divin.
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