Valeur et qualité de nos moments récréatifs
Des occasions incomparables
D’origine grecque, le mot agape signifie amour, avec une connotation
de charité ou de fraternité selon le contexte dans lequel on l’utilise.
Repas léger, sans apprêt, il réunit un grand ou petit nombre de convives
partageant des paramètres identitaires. Les idées de communion et de
solidarité lui sont indissociables.
Jacques Tornay, rédacteur de l’Alpina (Revue maçonnique suisse:
novembre 2006)
Grâce aux textes et à plusieurs disciplines de recherche nous savons plus
ou moins à quoi ressemblaient les agapes auxquelles sacrifiaient les peuples
des temps anciens. Dans Le Banquet de Platon, où Socrate tient le premier
rôle, la bonne chère participe aux devoirs de la connaissance des dieux. Ce
type de réunion sert à discourir sur toute chose jugée essentielle. Il
relève en quelque sorte d’une séance d’instruction mutuelle. On y aborde des
thèmes choisis d’avance ou improvisés, dans un esprit d’universalité,
c’est-à-dire touchant l’ensemble des hommes. La littérature antique
multiplie les séquences de réjouissances collectives qui, le plus souvent,
marquent une victoire militaire, le retour inespéré d’un personnage clé, une
naissance, un mariage, des funérailles. Elles peuvent aussi annoncer un
événement funeste à l’insu des convives comme La Cène, ou à la fin de
L’Odyssée lorsque Ulysse s’apprête à trucider les prétendants à sa
succession. «Ils se charmeront des sons de la kithare et du chant, qui sont
les ornements des repas». La musique, la danse, le théâtre agrémentent
fréquemment les festins. En l’espèce, les modalités, coutumes et usages en
vigueur au cours des âges dans le monde présentent de si nombreuses
variantes qu’aucun historien ne se risquerait à en dresser un inventaire
exhaustif. Dans certains pays d’Asie les fêtes sont organisées selon des
rites aux complexités déconcertantes.
Quelles que soient les formes et les normes, le spirituel peut tôt virer
au profane. À moins que le sacré ne soit au départ prétexte à la bombance, à
ce dérèglement de tous les sens dont parle Rimbaud. L’accès à une
connaissance prétendûment ultime, un besoin dégénéré d’absolu peuvent en
effet postuler un comportement excessif. Pensons aux festivités
dionysiaques. Plus près de nous, François Rabelais n’est pas avare en
descriptions de ripailles. Soulignons en passant que l’auteur de Gargantua
n’encourageait à aucun prix le débordement; il ridiculisait au contraire
dans ses satires les privilégiés qui s’y adonnaient corps et âme. Les
régnants, nantis et dignitaires ecclésiastiques de tout poil ont toujours
volontiers gueuletonné, y compris dans les cas où le commun des mortels
criait famine. Ils étaient en cela fort éloignés des premiers chrétiens dont
l’agapè, terme utilisé dans la Bible, devait avoir ce caractère raisonnable
prôné par Paul de Tarse afin de favoriser l’action de culte, l’esprit devant
supplanter la matière.
Etre vrai en soi-même et avec ses frères afin de l’être avec tous
D’une manière générale, il semble que nos agapes maçonniques empruntent
aujourd’hui davantage à la retenue qu’à l’exubérance. Notre mode de
convivialité le veut ainsi. Le maçon ne doit-il pas en toute circonstance
faire preuve de discrétion, rester maître de lui-même, observer un maintien
digne et savoir raison garder?
L’agape rituelle prévoit opportunément des santés d’obligations, temps
forts dont la formulation peut varier d’une loge à l’autre. Ces «rappels à
l’ordre» obligent chacun à une écoute attentive, à une claire compréhension
de ce qui est exprimé. Ne rions pas, même fraternellement, des buveurs d’eau
et des appétits minimalistes. Ne nous gaussons pas non plus de qui aime à se
resservir. À table comme ailleurs l’individu conserve ses choix.
L’atmosphère du repas maçonnique n’est guère différente de celle propre aux
séances et tenues en cela qu’elle prolonge, et peut-être approfondit, une
amitié authentique dans le respect de la différence et le bonheur de
l’union. Nous ne sommes pas de ceuxlà qui, la panse repue, pérorent sur
l’humanisme ou se désolent des malheurs du monde en se satisfaisant de leur
petit monde à eux. Le milieu profane offre suffisamment d’exemples de
veulerie pour que nous sachions y échapper. L’agape rituelle est un moment
philosophique. La recherche de la vérité s’y poursuit. Nous devons, dans
l’idéal, quitter la salle avec la certitude d’un nouvel enrichissement, d’un
regain de force aussi.
Ici, entre nous, les désaccords éventuels trouvent un terrain d’entente. Les
métaux demeurent abolis, sauf, évidemment, pour s’acquitter de son écot...
L’harmonie devient une ambiance presque tangible. Ce ne sont pas uniquement les
nourritures et les breuvages qui sont mis en commun mais encore et surtout les
opinions, les souvenirs, les expériences. On bâtit tel projet. Voeux et désirs
sont échangés. Décidément, la franc-maçonnerie ne pourrait progresser sans ce
style de partage détendu qui est le nôtre. Et ce que l’on acquiert de confiance
au cours d’une agape rituelle, c’est autant que l’on reversera le lendemain dans
la vie extérieure.
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