La franc-maçonnerie et les religions
Par Roger Jomini - Tolérance et Fraternité, Genève
De ces Anciens Devoirs, l’article fondamental: «Il a été commode de les
astreindre (les Maçons) seulement à cette religion sur laquelle tous les
hommes sont d’accord. C’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux, ou
le Centre de l’Union, et le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des
personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance». D’ailleurs,
nous nous réunissons dans un temple, lieu consacré au culte nous dit
Larousse, pour y travailler, selon nos Principes généraux, à la Gloire du
Grand Architecte de l’Univers.
Dès lors, le titre de notre thème d’étude devient: «La franc-maçonnerie
et les autres religions».
Après 1723 on s’avance dans le siècle des Lumières. Et d’aucuns, de bonne
foi, ou ivres de leurs arrogantes certitudes, s’expriment. Longtemps,
clament-ils, les religions ont été un moyen naïf de s’expliquer et de se
concilier les forces obscures de la nature. Le tonnerre était l’expression
de la colère de tel ou tel dieu, en général le taureau, qui pouvait être
apaisé par un sacrifice accompagné de prières propitiatoires. Les progrès et
les découvertes de l’intelligence ont eu raison des «mystères» des religions
qui, de nos jours, se sont réfugiées dans le réduit de la morale, et ne
s’aventurent plus sur le terrain de la pensée pure, de crainte d’y paraître
ridicules. Le règne des religions sur l’esprit humain est terminé.
Mais leurs contradicteurs montent au créneau et s’expriment aussi:
l’intelligence humaine ne se satisfera jamais des réponses qu’elle se donne,
et ce qu’elle connaît bien lui est encore plus mystérieux que ce qu’elle
connaît mal. Au demeurant, la plupart des anthropologues s’accordent à dire
que le sacré est né avant le divin; les gravures rupestres en témoignent.
L’homme préhistorique a symbolisé le bien et le mal, donc la morale, avant
de représenter dieu. Il n’importe. La foi est ce qui permet à l’intelligence
de vivre au-dessus de ses moyens. Les religions n’ont rien à redouter des
progrès de la connaissance; le doute sur elles-mêmes est le seul danger qui
les menace.
L’histoire a cessé de tourner autour de Dieu
Au siècle suivant, nombre de francs-maçons se sont complu dans le rôle de
persécutés de la religion, et plus précisément de la religion catholique.
C’est vrai que nombre d’entre eux ont été emprisonnés, torturés, exécutés.
Ce n’était pas au nom de la religion, mais de l’ordre public, comme le fut
jadis un certain Jésus de Nazareth, condamné par les Romains comme agitateur
public. C’est la papauté qui fulmina contre les francs-maçons; non comme
puissance spirituelle, mais comme puissance temporelle. La maçonnerie
sud-américaine a joué un rôle capital dans les guerres d’indépendance, où un
continent entier s’est soulevé. Puis les maçons italiens, Garibaldi à leur
tête, seront les artisans de l’unité italienne. Tout cela a été fait par
anéantissement des immenses propriétés territoriales de la papauté en
Italie, et de l’Eglise catholique en Amérique du Sud. Quand ils ont pu
prendre leur revanche, les maçons n’ont pas manqué le coche. Nous,
francs-maçons, qui nous réclamons volontiers des constructeurs de
cathédrales, avons-nous pensé à ceci: c’est vers le milieu du XIIIe siècle
qu’il s’est produit un changement immense, quand l’histoire a cessé de
tourner autour de Dieu pour tourner autour de l’homme, illustré par le
passage définitif du style roman au style gothique ou, si l’on veut, ogival.
L’arc brisé marque la rupture de l’alliance. La voûte romane englobait
symboliquement le ciel et offrait à Dieu le paisible séjour d’une géométrie
accueillante et simplifiée. L’élan gothique est d’une autre inspiration:
c’est l’homme qui monte vers le firmament, sans que l’on puisse dire avec
certitude si c’est pour aller rendre visite à Dieu, ou pour s’assurer qu’il
n’existe pas. Dès lors, la suite de l’histoire le montre: l’homme qui
cherchait Dieu, ne cherchera plus que l’homme.
Nous n’avons pas la même morale qu’au moyen âge
Voici que débarque sur la Terre un être surgi d’une autre planète. Il est
curieux de savoir ce que sont ces religions; on lui a dit qu’on en
dénombrait plus de deux cents, sans compter celles peu connues. On lui parle
des plus pratiquées. Alphabétiquement, de brahmanisme à zoroastrisme.
Curieux, il en étudie la quintessence. Tout étonné, il nous dit: mais elles
disent toutes la même chose, la règle d’or paraît être aimer ou ne pas
aimer. L’absolu, pour nous maçons, n’est jamais immédiat. C’est pourquoi
nous avons besoin de religions - l’athéisme en est une forme -, de
traditions, d’églises et nous nous réunissons dans un temple. Mais elles ne
sont pas non plus l’absolu dont elles se réclament. C’est à Dieu – lisez
Grand Architecte – qu’il faut obéir, non au pape ou aux mollahs. Qui peut
être sûr que ceux-ci ne se trompent jamais sur la volonté de Celui-là? Nous
n’avons pas la même morale qu’au moyen âge, et c’est peut-être heureux.
Quant à ceux qui ne croient pas en Dieu, il ne peuvent a fortiori se
réclamer que d’une morale humaine et historique. Mais alors, au nom de quoi
la préférer à l’immoralité? Au nom de cela même, de l’Histoire, et de
l’Humanité.
Vivre en bonne harmonie
La morale, ou les morales? Les deux expressions sont légitimes. Il existe
des morales différentes, selon les époques ou les sociétés, cela n’empêche
pas qu’elles se rejoignent sur l’essentiel. Aucune grande civilisation ne
prône l’égoïsme, la lâcheté, la cruauté. Toutes au contraire s’accordent à
célébrer la générosité, le courage, la justice. C’est ce que le passé nous a
légué et que nous avons pour devoir de transmettre. Difficile? Bien sûr!
Voici quelque temps, le pape Benoît XVI s’est vu attaqué pour quelques
paroles par la majorité des musulmans; l’affaire a fait grand bruit. Quand
il était cardinal Josef Ratzinger, il s’est exprimé à l’égard de notre ordre
le 26 novembre 1983, disant que l’appartenance des catholiques à la
francmaçonnerie est un «péché grave» et «ils ne peuvent accéder à la Sainte
Communion». Et le 22 février 1985 qu’il n’y a «rien de conciliable entre la
foi chrétienne et la Maçonnerie». Il n’a certainement jamais lu le poème de
notre frère Kipling «(...) Si tu peux souffrir d’entendre tes paroles
travesties par des gueux pour exciter les sots(...)». A-t-il pensé à cette
phrase du Coran (Sourate V, 85) «Tu trouveras que les amis les plus proches
des Croyants sont ceux qui disent: en vérité, nous sommes Chrétiens!».
Jean-Paul II, voici une vingtaine d’années, avait dit aux Juifs, à la
synagogue de Rome, s’exprimant au nom des chrétiens: «Vous êtes nos frères
aînés, et, en un sens, nos frères préférés».
Les trois religions du Livre vivront-elles un jour en bonne harmonie
entre elles et, dès lors, en harmonie aussi avec la franc-maçonnerie? C’est
ce à quoi nous francs-maçons, chacun dans sa sphère, pouvons nous employer.
Ainsi s’accomplira la prédiction des Anciens Devoirs de 1723: «Devenir le
Centre d’Union pour nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui
auraient pu rester à une perpétuelle distance».
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