Nous avons changé de siècle, il faut s’en rendre compte
Nous devons nous mettre à l’ouvrage
Un astrologue un jour se laissa choir Au fond d’un puits. On lui dit
«pauvre bête Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire
au-dessus de ta tête?» Jean de la Fontaine (1621-1695)
Roger Jomini, Loge Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique
suisse: mai 2007)
La question de l’avenir de la franc-maçonnerie s’éclaire un peu si on ne
la dissocie pas de celui de la planète, autrement dit de l’humanité. Ce 3e
millénaire a changé depuis le 11 septembre 2001, même si nous tentons de
conserver notre petit train-train quotidien.
Cinq facteurs paraissent significatifs: premièrement, le terrorisme peut
frapper n’importe où. Que reste-t-il du confortable sentiment des Suisses
d’habiter un havre de paix? Deuxièmement, l’internet à haut débit est
financièrement à la portée de chacun. Nos modes d’information, de relation,
de consommation et de divertissement sont en train d’être complètement
remodelés.
Troisièmement, nous donnons des téléphones portables à nos tout jeunes
enfants; leur relation passera de moins en moins par nous. Quatrièmement: il
y a maintenant en Europe plus de femmes que d’hommes diplômés d’études
supérieures. La mixité est à peu près acquise, sauf dans la maçonnerie dite
régulière. Cinquièmement: la Chine et l’Inde sont désormais les moteurs de
la croissance mondiale. Sixièmement: dans la plupart des pays
industrialisés, un vieillissement de la population, couplé à une baisse
dramatique de la natalité. Les jardins publics ont des bancs occupés par des
personnes âgées, qui contemplent en face d’elles des places de jeux vides.
Symboliquement, on s’arrêtera au chiffre sept dans cette énumération. On
aurait pu continuer, avec le réchauffement de la planète, par exemple.
Et la maçonnerie universelle, dans tout cela? Des chiffres, souvent
contradictoires, font apparaître une diminution globale des maçons dans le
monde. En Suisse, c’est vrai que notre obédience ne s’est jamais bien
relevée de l’affaire Fonjallaz, en 1937. La moitié des maçons helvétiques
avait alors démissionné. Notre nombre est pratiquement demeuré pareil, en
dépit du doublement de la population. Aux Etats- Unis aussi, le nombre des
maçons a fortement diminué. Mais le phénomène ne touche pas que la
maçonnerie. Il s’applique à toutes les fraternités, comme on les appelle
là-bas. Deux chiffres: voici trente ans, à la sortie de l’université, 95%
des jeunes gens adhéraient à des fraternités. Aujourd’hui, le nombre est
inversé: 95% ne s’y intéressent pas. En expliquer la raison déborderait de
notre cadre.
Mais voici une très bonne nouvelle: les Grandes Loges américaines veulent
remonter le courant. Comment? Tout simplement en communiquant, en se faisant
connaître. Certaines ont fait appel à des sociétés de relations publiques.
On parle fréquemment des maçons dans des médias: sur les chaînes de
télévision, dans les journaux les plus respectés, entre autres. Et aussi par
des visites guidées, régulières, des temples maçonniques. Les profanes
contemplent les tableaux de maçons célèbres, dont de nombreux présidents des
Etats-Unis. Parmi d’autres: Georges Marshall, créateur du plan qui porte son
nom; il permit à l’Europe exsangue de se relever de ses ruines, après avoir
été libérée du joug nazi, par des officiers américains. On explique
l’historique du billet d’un dollar, le plus répandu au monde: sur une face,
Washington, sur l’autre des symboles maçonniques. On leur dit que la
capitale,Washington, a été bâtie selon les plans d’un architecte visionnaire
pour préfigurer la Cité Idéale dont rêvaient nos frères du Siècle des
Lumières. Ils apprennent que la Statue de la Liberté, à New York, est une
sculpture maçonnique, oeuvre de notre frère Bartholdi. On dévoile aussi les
innombrables oeuvres de bienfaisance qui sont le fait de la maçonnerie
américaine.
Les perspectives d’avenir de la maçonnerie suisse? Lors de l’affaire
Fonjallaz, une vigoureuse campagne d’information auprès du peuple suisse
permit le succès de notre cause. Si la télévision avait existé alors, nos
devanciers s’en seraient servis. Aujourd’hui, quand nous voit-on à la télé?
Combien de fois dans les médias écrits? Oui, certaines loges ont des sites
internet, mais l’impact n’est absolument pas le même. Nous repoussons «toute
tentative formelle de recrutement». Au moment où tant d’êtres déboussolés
cherchent leurs repères, des présentations télévisées adéquates – il ne
manque pas de professionnels de la communication parmi nous – pourraient
utilement concurrencer les charlatans de tout poil qui prennent le bon
argent des déboussolés.
En dépit d’une sérénité – parfois de façade – la franc-maçonnerie n’a pu
échapper à la crise générale d’identité et des valeurs de ce début du
nouveau millénaire. Ces dernières sont, fondamentales en ce qui concerne
notre ordre, le perfectionnement, le rôle du groupe, l’ouverture à la
dimension symbolique comme moyen de connaissance. Elles demeurent
pertinentes, parce qu’indépendantes de la notion du temps. La crise serait
plutôt par rapport aux valeurs sociales de la maçonnerie rapportées à la
société civile. Les notions de fraternité, de tolérance, d’égalité n’ont
plus la même signification que pour nos frères d’il y a un siècle ou deux.
Les maçons suisses ne se connaissent plus vraiment d’ennemis, même s’ils
rêvent parfois de s’en inventer. La qualité d’une organisation ne se mesure
pas forcément à son degré de persécution. En revanche, elle doit réfléchir à
sa place dans la société, et à l’ampleur de cette place.
Alors l’avenir de la franc-maçonnerie? Mais il sera ce que nous voudrons
qu’il soit. Oswald Wirth a écrit: «Quand il y aura en maçonnerie des Maîtres
éclairés, capables de lire la langue sacrée, alors notre institution passera
du symbole à la réalité. Elle incarnera l’initiation véritable, et
construira effectivement le temple de la suprême sagesse humaine.»
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