Thème
Le courage civique
Voici quelque temps, en Arizona, le
responsable d'une église de Phoenix a
écopé d'une peine de prison de dix jours
avec sursis. Le délit ? La sonnerie des
cloches de l'église violait le règlement
municipal en matière de bruit.
Roger Jomini - Tolérance et Fraternité,
Genève (Revue maçonnique suisse:
novembre 2010)
L e juge a décidé que la sonnerie ne
devait pas dépasser soixante décibels,
ni deux minutes. Aux Etats-Unis,
pays pourtant réputé pour sa tolérance.
Cela ne vous rappelle rien?Mais si ! dans
nos contrées helvétiques, lorsque les
citadins fraîchement établis demandent
que les vaches qui paissent à proximité
soient privées de leurs clochettes, de
leurs toupins si l'on préfère.
Remontons quatre siècles. En 1604, le roi
d'Angleterre James 1er édicte que le
tabac est «répugnant pour les yeux,
odieux pour le nez, nuisible au cerveau,
dangereux pour les poumons». À lamême
époque, des potentats aux Indes et en
Perse vont plus loin. Ils font coudre les
lèvres des fumeurs, ou verser du plomb
dans leur gorge. Beaucoup plus tard, les
nazis déclarèrent que fumer était une
«habitude juive décadente». Cependant,
durant les années de gloire d'Hollywood
tous les films nous montrent des acteurs
et actrices fumant quasiment à la chaîne.
La mode était omniprésente. Agatha
Christie, la créatrice d'Hercule Poirot et
de Miss Marple, s'excusait de ne pas
fumer. «J'ai essayé de nombreuses fois,
mais je n'ai jamais aimé». Ensuite commencèrent
partout les campagnes antitabac,
renforcées plus tard par la lutte
contre le tabagisme passif. Une aubaine
pour les avocats des deux bords. Des milliards
furent gagnés et perdus en procès
contre les fabricants de tabac.
Alléchés par l'odeur de la bonne soupe,
nombre d'activistes
exploitent les filons nouveaux,
au nom de la protection
de la planète, qui
est ensoi un sujet estimable
et sérieux. Ils militent,
pêle-mêle, pour l'interdiction
de l'aviation, celle
de la consommation
d'eau en bouteille, l'utilisation
de parfums, et
même se brosser les dents
sans utiliser d'eau du
tout. Certains voudraient
modifier non seulement
notre comportement,
mais aussi le vocabulaire
: plus d'autodidactes,
vive les vélodidactes.
Méfions-nous de la ferveur.
En1095 elle s'empare
des villes et des campagnes
d'Europe aux lendemains
de l'appel du pape Urbain II à
secourir les chrétiens d'Orient. Elle touche
toutes les couches sociales. Il y a une
croisade populaire comme il y a une croisade
des barons. Partout, les prédicateurs
diffusent, et déforment, lemessage pontifical
en une quête de rédemption. Libérer
le Saint Sépulcre vaut rémission des
péchés, autant qu'une “guerre juste“
contre les ennemis de l'Eglise.Mais avant
d'en découdre avec l'infidèle et degagner
le paradis, il y a l'enfer terrestre : famines,
vols, pillages, viols, massacres. Sans
compter les 20 000 hommes, femmes et
enfants tués par les Turcs lors de cette
première croisade. Une ferveur assassine,
aveugle, qui va perdurer. Huit croisades
se succèdent entre 1095 et 1270. Cette
version officielle, mais réelle, du phénomène
rappelle une certaineactualité. Elle
n'est pourtant pas complète. Peu de
manuels scolaires traitent des exactions
commises entre chrétiens. On aurait tort
de croire que ces expéditions étaient uniquement
motivées par la spiritualité.
L'argent y joue un rôle de premier plan,
comme beaucoup plus tard, pour le colonialisme
et ensuite la soif de l'or noir. Les
intégristes d'aujourd'hui n'ont rien
inventé. La guerre sainte est millénaire.
Leur djihad, au demeurant déformée par
rapport au message coranique, est lui
aussi imprégné de ferveur, de misère et
de rédemption. On sait comment cela
finit.
L'unité cimentée par les maçons
Vivre ensemble, donc ? Pourquoi ne pas
inspirer notre pensée de nos devanciers,
les maçons de 1848, fondateurs de l'Alpina
? L'année précédente avait eu lieu
en Suisse la dernière guerre de religion,
le Sonderbund, opposant catholiques et
protestants, au sujet des jésuites. Il y
avait aussi la rivalité des cantons riches, protestants, contre les cantons moins
bien nantis, catholiques. Cette guerre
civile, courte, fit un minimum de victimes,
grâce à l'autorité du général Dufour,
et de son second, un maçon. Pour panser
les plaies, les francs-maçons montèrent
sur la brèche. Jonas Furer, le premier président
de la Confédération nouvelle, fut
franc-maçon. Ces mêmesmaçons s'ingénièrent
à cimenter l'unité des traditions
historiques. Le Grütli, et bien sûr Guillaume
Tell, même si pour de strictes raisons
liées à l'histoire ce personnage disparut
en 1901 de la plupart des manuels
scolaires, quitte à figurer encore
aujourd'hui sur notre écu, nothe thune.
Un peuple qui abandonne ses traditions
abandonne aussi son avenir, dit-on parfois.
Vivre ensemble ? La scène se passe à
Rome, au premier siècle de notre ère. Un
riche patricien, favori de l'empereur
Néron, brutalise ses esclaves. Un jour, il
fait appliquer à la jambe de l'un d'eux,
boîteux, un instrument de torture. «Tuvas
la casser !», lui dit en souriant lemalheureux.
La jambe casse, et l'esclave dit à son
maître : «Ne t'avais-je pasdit que tu allais
la casser ?». Ce philosophe se nommait
Epictète (50-125 après J.-C.). Il nous a
légué ses maximes dans un Manuel
admiré par les païens, et non moins par
les chrétiens. LaRègledeSaint-Benoit en
fit passer plus d'un précepte dans le
monachisme occidental. En voici quelques-
uns : «Il y a des choses qui dépendent
de nous. Il y en a d'autres qui n'en
dépendent pas. Ce qui dépend de nous,
ce sont nos jugements, nos tendances,
nos désirs, nos aversions : enunmot, toutes
les oeuvres qui nous appartiennent.
Ce qui ne dépend pas de nous, c'est notre
corps, c'est la richesse, la célébrité, le
pouvoir ; en un mot, toutes les oeuvres
qui ne nous appartiennent pas». Et : «Ce
qui trouble les hommes, ce ne sont pas
les choses, mais les jugements qu'ils portent
sur les choses, dont la mort». Aussi :
«Ne demande pas que ce qui arrive, arrive
comme tu veux. Mais veuilles que les
choses arrivent comme elles arrivent, et
tu seras heureux». Encore : «Tu peux être
invincible, si tune t'engages dans aucune
lutte, où il ne dépend pas de toi d'être
vainqueur». Enfin :«Si tu le peux, ramène
par tes paroles les entretiens de ceux avec
lesquels tu vis sur des sujets convenables.
Mais si tu te trouves isolé au milieu
d'étrangers, tais-toi».
À en croire Ernest Renan, Le Manuel
d'Epictète n'ayant aucune base dogmatique
conservera éternellement sa fraîcheur.
Tous, depuis l'athée ou celui qui se
croit tel, jusqu'à l'homme le plus engagé
dans les croyances particulières de chaque
culte, peuvent y trouver des fruits
d'édification.
Finalement, nos rituels disent-ils autre
chose.
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