Thème
Le Grand Architecte et le problème du Bien
Dans Y a-t-il un Grand Architecte dans l'univers
?, paru en 2011 aux Editions Odile Jacob,
Stephen Hawkins s’interroge sur la présence d’un
GADLU dans le cosmos. Ce livre est intéressant
car il vulgarise les dernières connaissances et
théories en physique. Celles-ci permettent
d’affirmer que le Dieu des trois religions
monothéistes n’est pas à l’œuvre dans l’univers.
Cet ouvrage peut-il nourrir la réflexion
maçonnique ?
Michel
Jaccard - Liberté, Lausanne
Un
doute au XVIIIe siècle déjà
Ce livre
n’est pas aussi révolutionnaire qu’on pourrait
le croire, car des penseurs des Lumières avaient
déjà mis en doute la présence de Dieu dans
l’univers. On se souvient de l’anecdote
concernant Laplace qui, après avoir publié un
livre sur la genèse du système solaire, présente
sa théorie à Napoléon. Ce dernier lui dit :
«Votre travail est excellent mais il n'y a pas
trace de Dieu dans votre ouvrage». Et Laplace :
«Sire, je n'ai pas eu besoin de cette
hypothèse».
La
franc-maçonnerie du XVIIIe pouvait être déiste,
mais elle était le plus souvent chrétienne : le
problème du Bien était tributaire de l’existence
de Dieu. Dieu présent à ses côtés, le fidèle
était en mesure de pratiquer la vertu, car
Jéhovah avait donné la Loi à Moïse. Bien des
initiés du XXIe, sans être croyants pratiquants,
admettent cette relation.
Morale : pas un sous-produit de la religion
Grâce aux
études critiques, l’on sait que l’Ancien
Testament ne constitue pas des annales
objectives du peuple juif. Reconnu comme
fondateur et légendaire, il nous permet de nous
libérer de la relation entre Dieu et la
recherche d’une vie bonne.
La
formation d’un être humain vertueux est
antérieure au christianisme : les vertus et la
recherche du Bien sont l’un des piliers de la
philosophie grecque. Or, elle ne pouvait guère
s’inspirer des dieux de l’Olympe pour façonner
un modèle de vertu, au vu de récits
mythologiques licencieux… Dès lors, l’origine de
la pensée éthique occidentale se distingue de la
religion. La relation ambigüe de Dieu et de la
morale a été soulevée par Platon, plusieurs
siècles avant notre ère, en formulant la
question suivante : «Une action est-elle morale
parce qu’elle est préconisée par Dieu ou
est-elle préconisée par Dieu parce qu’elle est
morale ?». La réponse logique est la deuxième.
Et pourquoi ? Parce que si Dieu préconisait des
actions immorales telles que torturer nos
propres enfants, nous ne les mettrions pas en
oeuvre, de telle sorte que Dieu apparaît au
mieux comme le transmetteur d’une moralité
générée par l’homme.
De plus,
l’Ancien Testament foisonne de commandements qui
nous apparaissent maintenant immoraux, tels
l’esclavage (Lévitique 25 : 44-66), le génocide
(Deutéronome 7 : 1-2, 20 : 16-18), l’exécution
des personnes soupçonnées d’adultère et des
homosexuels, ainsi que la lapidation des jeunes
femmes ayant perdu leur vertu (Lévitique 20 :
10, 20 :13, Deutéronome 22 : 20-21). Même Jésus
fait preuve de jugements critiquables, tels
l’interdiction du paradis pour les riches
(Matthieu 19 :24), la bastonnade pour les
esclaves (Luc 12 : 47-48) et la condamnation aux
géhennes des pêcheurs pour l’éternité (Marc 9 :
47-48). C’est donc bien la preuve que les
fidèles se basent sur un contexte extrabiblique,
résolument laïque, pour encadrer leurs actions.
La référence à un absolu transcendant, source du
Bien, ne nous permet pas non plus de comprendre
pourquoi les préceptes moraux ont pu varier avec
les civilisations, depuis les temps anciens
jusqu’au XXIe siècle. C’est bien, une fois
encore, l’évolution de la morale laïque qui a
contraint les milieux religieux à changer leur
vue. Mais si la philosophie antique était en
mesure de proposer une théorie des vertus qui
conduit l’homme à faire le Bien sans
intervention divine, elle n’était pas en mesure
d’expliquer pourquoi il pouvait être enclin à
choisir cette voie de manière naturelle.
Les
sources de la morale : Darwin et la vie
culturelle et sociale
La science
est-elle en mesure de nous apporter une première
pierre ? Oui, la théorie de l’évolution. En
étudiant les primates vivant en groupe, les
biologistes ont observé des comportements
altruistes, de partage, de sympathie, voire de
désapprobation morale. L’altruisme facilite la
cohésion du groupe, donc sa survie, et constitue
ainsi un avantage évolutif. La base du
comportement moral est donc génétique. La
démarche morale de l’être humain est plus
complexe que celle du primate et ceci peut être
attribué au développement de son cerveau, à ses
capacités intellectuelles plus développées, qui
ont un impact sur la vie sociale. Cette vie
sociale intense est l’autre explication de la
démarche morale de l’être humain.
Il ne faut
pas être déçu en constatant que la morale n’est
pas liée à une religion. Pour preuve, les
sociétés les plus religieuses ne sont pas
nécessairement celles qui sont les plus enclines
à s’occuper des nécessiteux. Les nations
nordiques, avec une fraction majoritaire de
déistes vagues et d’athées, s’en préoccupent
significativement plus par exemple que les USA.
La
société laïque peut aussi développer
l’immoralité
Est-ce à
dire que la vie en société dans un environnement
moderne et laïque est garante d’une progression
morale ? Certainement pas, car le génocide nazi
s’est fait dans une société policée ; il a été
commandité et organisé par des élites
universitaires disposant du plus haut niveau
d’éducation. Et il a fallu attendre les
recherches de l’Université de Yale en 1960 pour
montrer que l’obéissance à une hiérarchie permet
d’évacuer toute référence Morale à des citoyens
apparemment intègres d’une société démocratique.
Ainsi, la vie en société est tout à fait à même
de ruiner le comportement moral d’un individu et
de le généraliser à une population toute
entière. Que faire alors ?
Il serait
heureux qu’un programme de recherche d’un Etat
démocratique puisse permettre de placer en
évidence des success
stories
de Justes qui ont su résister à
la pression destructrice de sociétés ou de
groupes en gardant le cap de l’intégrité et du
respect de la justice. De même, les
Business Schools
rédigent des
Business
Cases
selon le modèle de Harvard, qui
portent aux nues un héro courageux de l’économie
privée et capitaliste. Pourquoi ne pas faire
pareil pour le comportement moral ?
Retour à la franc-maçonnerie
Peut-être
apprendrions-nous quelque chose qui nous
permettrait par exemple de mieux saisir pourquoi
la FM allemande d’avant la dernière guerre
mondiale s’est servilement inclinée devant
Hitler, entre autres en lui écrivant dans une
lettre qu’heureusement elle n’admettait pas les
Juifs dans les loges. Eh oui, il faut savoir
aussi balayer devant sa porte… En attendant d’en
savoir plus, notre réflexion peut partir du
constat de Ricoeur selon lequel «l’éthique ne
vise pas seulement la vie bonne avec et pour
autrui, mais aussi des institutions justes», qui
appliquent et mettent en place des lois et
directives idoines, préconisent l’intégrité et
mettent aussi sur pied des systèmes éducatifs et
culturels qui font la promotion de l’amour du
Bien, du Vrai et du Beau.
Le rôle du
franc-maçon est donc d’y contribuer activement,
tout en se ressourçant périodiquement dans son
temple intérieur auprès des trois flambeaux de
la Sagesse, de la Force et de la Beauté par une
méditation aussi soutenue que profonde. Il peut
aussi, en cas de doute, se référer à la
réflexion d’Harold Laski, un économiste
britannique peu soupçonné d’idéalisme : «(…) la
civilisation est caractérisée, avant tout, par
la volonté de ne pas faire souffrir gratuitement
nos semblables. Selon les termes de cette
définition, ceux d'entre nous qui se soumettent
aveuglément aux exigences de l'autorité ne
peuvent prétendre au statut d'hommes civilisés».
Des plus simples, pas vrai ?
* L'auteur
est le rédacteur en chef deMasonica (GRA)
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