Thème
La sociabilité en loge vue à travers la tradition maçonnique
La recherche de la Lumière est l'objectif premier du maçon, car il ne peut se satisfaire d'un clair-obscur illuminé par des flashs dont l’origine est douteuse.
André Moser - Fidélité et Prudence, Genève
Les chemins
ne seront pas les mêmes pour tous, mais le
sommet de la montagne reste toujours présent en
dépit du vécu et du karma. Le désir et le besoin
de marcher en direction de l'Orient restent
tributaires d'une composante culturelle
spécifique. Ainsi le matérialiste, souvent
agnostique, adversaire convaincu de la
métaphysique cherche la Vérité dans la réalité
visible plutôt que dans des concepts spirituels
ou ésotériques. Pour ne pas s'affronter à ses
angoisses existentielles il trouve toujours des
pirouettes intellectuelles qui le satisfont. Il
privilégie la raison raisonnante qui apporte des
explications et qui élude les problèmes
atypiques. Le hasard détermine la cohérence en
attendant mieux. Son comportement est difficile,
car il donne force à une logique de conflit afin
d'identifier le vainqueur du vaincu. Son
sentiment de fraternité est souvent très fort,
mais il est défensif car appliqué
unilatéralement à ce qu'il juge conforme à sa
raison. L'universalité fraternelle est souvent
absente, mais peut se développer dans une
logique comportementale liée à l'acceptation
d'une cohérence philosophique.
Il y a
ensuite le théologien qui trouve toujours une
réponse à ses angoisses métaphysiques dans les
textes sacrés de la Bible, du Coran ou de la
Thora pour ne parler que des religions
monothéistes. Son comportement est dicté par la
nature du dogme qui est la croyance en un Dieu
unique et révélé, dont la finalité est le salut
de l'âme pour tous ceux qui respectent les
directives sacrées. Croire en un dogme c'est
malheureusement exclure les autres philosophies
du salut quel que soit le contenu universel de
leurs textes sacrés. Une expression forte comme
« aimez-vous les uns les autres » donne sa
pleine mesure dans la communauté chrétienne.
Pour qu'elle trouve une valeur universelle elle
doit être élargie à la famille humaine par la
conversion de tous au dogme chrétien. Cette
attitude pose un vrai problème pour tous ceux
qui réprouvent les propositions dogmatiques.
Il y a
enfin le spiritualiste qui cherche le plus
souvent dans la Tradition ésotérique les
réponses à sa spiritualité. Son comportement
premier est de donner du sens aux symboles
proposés par la Tradition et de trouver une voie
personnelle qui l'engage à chercher
inlassablement sa propre dignité pour mieux
respecter celle des autres. Son devoir est de
rendre intelligible l'invisible et de
transmettre aux générations futures la Vérité.
Créer dans la joie
Les trois
courants de pensées que nous venons d'évoquer se
retrouvent dans la maçonnerie à la fois au
niveau des obédiences et des Frères. Le Grand
Orient de France est l'exemple d'un courant de
pensée rationaliste et agnostique tandis que les
loges régulières, c'est-à-dire celles reconnues
par la Grande Loge Unie d'Angleterre sont
d'inspiration théiste ou déiste par la
reconnaissance constitutive du Grand Architecte
de l'Univers.
Ce qui unit
indifféremment chaque maçon c'est l'initiation,
qui donne à la fois la qualité de frère et la
reconnaissance d'un sentiment fraternel. Ce
dernier s'exprimera distinctement selon la
densité des courants de pensées que nous avons
identifiés plus haut et sera fonction de la
famille culturelle et spirituelle du frère
(agnostique, théiste ou déiste) et du rite
pratiqué dans sa loge (REAA, rectifié, français,
Memphis Misraïm etc.). Ainsi un Frère agnostique
membre d'une loge pratiquant le rituel rectifié
se posera bien évidemment des interrogations
différentes sur le sens de sa venue en
maçonnerie qu'un frère chrétien.
Avons-nous
le droit de remodeler son psychisme et ses
valeurs sociales pour qu'ils collent au rituel ?
Bien sûr que non et par cet exemple nous
montrons l'importance que l'on doit accorder aux
enquêteurs afin que ceux-ci orientent le
candidat vers une loge adaptée à ses pensées.
Dans le cas cité, il aurait été préférable que
le candidat frappe à la porte d'une loge
pratiquant le REAA.
L'Homme de
demain, responsable de la Beauté divine sera à
nouveau le porteur de l'arche d'alliance,
sublime symbole des vertus chevaleresques et
véritable pont entre le Haut et le Bas.
Nous
pouvons être fiers d'appartenir à une société
qui a décidé de transmettre un tel esprit aux
générations suivantes. Mais nous devons faire
très attention de ne pas introduire des notions
morales qui pourraient contrarier l'expansion
naturelle du sentiment fraternel. Par les temps
qui courent, il est tentant de considérer
l'homme comme un produit asservi à un système
économique et de l’aspirer, au nom de la
modernité et du progrès, vers la négation de sa
liberté principielle afin qu'il devienne un
jeune loup au service d'une caste financière. La
reconnaissance du mérite associée à la seule
force du pouvoir est contraire à l'idéal
maçonnique et ne peut mener qu'à des actions
n'apportant que ruines et pleurs. Le maçon est
un constructeur qui doit insérer sa pierre dans
un édifice reconnu par tous. C'est son credo. Ce
dernier génère parallèlement une prise en compte
d'une action sociale à la fois dans le monde
profane et dans sa loge. La morale maçonnique
est complexe, car elle nécessite une adaptation
permanente de nos pulsions duales, au service
d'un altruisme universel. C'est au nom de cette
complexité que la tolérance dérange ; mais elle
est nécessaire car elle gère la communication
entre les différents niveaux de conscience. Sans
elle, rien ne pourrait être créé au service de
l'homme, compte tenu de sa diversité
caractérologique et de son karma. C'est une
valeur essentielle qui permet à chacun de nous
d'arpenter les chemins vicinaux de la
connaissance dans une reconnaissance fraternelle
respectueuse des mérites de chacun. Mais, par
ailleurs, elle a disparu dans la bouche de nos
grands commis d'entreprise. Car elle ne sert pas
le profit, ni le «juste à temps».
Il y a donc
une inadéquation entre les objectifs du monde
moderne et ceux de l'homme en général. Cela pose
un vrai dilemme pour le maçon engagé dans le
monde du travail. La discrimination par la
recherche du plus fort et du plus qualifié
engendre évidemment l'exclusion des moins
performants. C'est inacceptable d'un point de
vue maçonnique parce qu'elle crée deux castes
qui génèrent des sentiments de haine l'une
envers l'autre. Tout système qui construit des
familles qui s'excluent par essence est mauvais.
Comme nous l'avons dit plus haut, il faut
s'élever au-delà de la ligne de partage du pavé
mosaïque pour savoir où nous allons poser les
pieds. Ce choix est celui du maçon et devrait
être celui de tout homme responsable. Il doit
simultanément s'accompagner d'une prise de
conscience afin de briser le miroir qui reflète
la virtualité égotique. De cette manière ils
seront vraiment libres et de bonnes moeurs pour
créer dans la joie.
Une
philosophie du progrès démocratique
Jérémy
Bentham était un homme qui avait accepté cette
démarche. Il a développé l'utilitarisme qui est
une tentative très intéressante d'organiser une
société en termes de maximisation des utilités
au service de tous. Son credo est que les hommes
sont gouvernés par deux maîtres, le plaisir et
la douleur et qu'ils tentent naturellement
d'accéder au premier et d'éviter le second.
Bentham part du principe que chaque individu
préfère voir ses buts, ses idéaux, ses désirs
réalisés plutôt que frustrés. Il est donc normal
d'un point de vue moral d'aider les autres afin
qu'ils puissent atteindre ce dont ils ont
besoin.
D'autre
part, chaque désir, chaque besoin valent
indépendamment de leur valeur morale ou éthique.
C'est donc une philosophie du progrès
démocratique moderne car elle est respectueuse
des mérites de chacun sans discrimination
professionnelle ou pécuniaire.
Dans un tel
système, l'état doit évidemment intervenir en
tant que gestionnaire du plaisir et du bonheur
de chacun. Il doit réguler les
dysfonctionnements des lois du marché par la
création d'activités au service des plus
démunis. Il doit intervenir dans les crises
économiques pour identifier et satisfaire les
besoins de chacun. Le monde politique n'est que
le gestionnaire du bonheur des citoyens etnon
pas le valet inconditionnel d'un système
commercial d'échange. Il doit créer des lois
afin de satisfaire les besoins de tous pour le
plaisir de vivre plutôt que la souffrance
d’exister. Dans la tradition utilitariste le
transfert de richesse des riches vers les
pauvres augmente l'utilité de l'ensemble. Cette
théorie est donc très proche de la conception
maçonnique de la construction du temple
universel. Car elle cherche à satisfaire les
besoins de l'ensemble des citoyens dans un
concept égalitaire tout en respectant les
diversités professionnelles, culturelles,
éthiques et spirituelles. C'est une tentative
vraiment cohérente pour traduire rationnellement
le commandement qui nous enjoint "Aime ton
prochain comme toi même", donnant ainsi un cadre
rationnel à l'altruisme. Ce qui constitue l'un
des modèles fondamentaux de la construction de
l'état moderne et égalitaire.
Si cette
théorie n'a pas pu vraiment s'imposer dans toute
son intégralité c'est que les nations et les
peuples ne génèrent pas spontanément un
sentiment fraternel universel. Chaque pays puise
dans son histoire les raisons d'une
discrimination sélective. Aucune morale
altruiste ne naîtra d'une révolution sanglante
qu'elles qu'en soient les beaux principes.
Ainsi, la Liberté ne peut jaillir sur le dos de
millions d'innocents sacrifiés en son nom,
l'Egalité ne perdure pas dans la purification
ethnique et la Fraternité n'apparaît pas sans
spiritualité. Malgré les extraordinaires succès
du progrès scientifique, le vingtième siècle a
été le plus sanglant de l'histoire de
l’humanité. Il y a donc une inadéquation
violente entre la notion de progrès et la vie
communautaire.
Le
coeur et l'esprit
De même
qu'une loge est un microcosme de la société,
elle est aussi un lieu sacré où les maçons
peuvent avoir les pieds sur Terre et la tête
dans les Etoiles. C'est dans un tel laboratoire
qu'ils apprennent à être libres en ayant
l'intime conviction d'appartenir à une seule et
même conscience collective. La Terre est issue
du Ciel et chaque être naît pour vivre les
vertus du Ciel, mais le Ciel n'a pas besoin
d'aide. C'est la pratique du sentiment fraternel
qui permet avant tout de réaliser les efforts au
service d'une vie communautaire harmonieuse.
Vivre ensemble exige un savoir particulier dont
la résultante première est l'existence de liens
de solidarités pour assurer la cohésion et la
pérennité de cette conscience collective. Le
maçon sait que les civilisations ne
disparaissent pas à cause du Ciel mais par
l'attitude des hommes. Son travail est sans
relâche au service du perfectionnement de
l'homme afin d'élargir son niveau de conscience
et de responsabilité pour que l'Oeuvre en
construction respecte la cohérence venant du
Ciel et symbolisée par le GADLU.
Mais ce
hiatus entre progrès et vie communautaire n'est
pas inéluctable car dans l'étude que nous venons
de partager nous ressentons bien où le bât
blesse. Le progrès ne peut pas être isolé du
contexte politique, culturel, économique et
spirituel. De même, l'Histoire des hommes ne
peut pas être dissociée d'un état d'esprit qui
rompt les déterminismes de la matière en
établissant des rapports étroits entre le
spirituel et le temporel. La Maçonnerie lutte
contre tous ceux qui veulent réduire la liberté
à l’esclavage. Pour ce faire elle privilégie
l'esprit, le coeur et le caractère pour qu'il
n'existe qu'une seule famille humaine
fraternelle. Pour se faire comprendre elle doit
aider les faibles, soulager ceux qui souffrent,
combattre l'injustice, la misère, l'ignorance et
prêcher inlassablement les vertus du coeur. Elle
ne vit que par l'Homme et ne sera jamais le
jouet d'une machine ou d'un concept fussent-ils
le plus performant ou le plus à la mode. Sa
matière première est l'Amour, seule énergie
divine qui nous rappelle que nous devons aimer
la vie et comprendre ses arcanes.
C'est dans
un tel état d'esprit que nous pourrons continuer
à être modernes tout en vivant les symboles
issus de la Tradition.
Bibliographie:
André Moser
«Eloge de l’Acacia», chroniques, Edition
DDS. Genève 2012
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