Dossier
L’aventure du Compagnonnage à travers les siècles
Ils s’adressent volontiers aux francs-maçons en termes de « bons cousins ». Ils ont leurs mythes, leurs figures tutélaires, leurs rites et règles. Depuis plusieurs siècles ils incarnent l’élite ouvrière dans différents corps de métiers. Qui sont les
Compagnons ?
Jacques Tornay
Les livres sur le Compagnonnage ne manquent
pas. On a beaucoup écrit à ce propos et si les
commentaires parfois se recoupent, souvent ils
divergent, donnant lieu à des versions multiples
entre autres sur les antécédents d’un mouvement
qui remonte à la plus haute antiquité. Nous
sommes là en effet dans le domaine de la
spéculation la plus subjective car depuis des
temps immémoriaux des associations de métiers se
sont constituées avec des objectifs sensiblement
similaires, soit l’amélioration permanente dans
les techniques du travail, la transmission des
connaissances, l’entraide entre gens de même
discipline et la défense des intérêts
corporatifs lorsque la situation l’exige.
L’excellence dans leurs réalisations est le but
poursuivi par les Compagnons à travers les
époques et les parties du monde où ils ont
oeuvré, prioritairement en Europe, laissant de
leur passage des marques encore clairement
identifiables aujourd’hui. En France seulement
on dénombrerait environ 9'000 signes
compagnonniques, sorte de signatures inscrites
dans la matière de constructions sacrées ou
profanes.
On ne peut reprocher à des auteurs de faire
vagabonder leur imagination alors que les
Compagnons eux-mêmes ont eu recours au fil des
âges à la fabulation, d’ailleurs fréquemment
empreinte d’une imagerie romantique non dénuée
d’intérêt. Jusqu’au XIVe siècle leur histoire
est floue, sujette à bien des cautions, mais peu
importe de savoir ce qui relève de la fantaisie
historique ou non, l’essentiel pour les
Compagnons a toujours été la chose construite,
fabriquée, l’ouvrage que l’on voit, touche, qui
sert aux hommes et est appelé à durer de manière
convaincante, portant le témoignage vivant d’une
besogne exécutée avec joie et foi.
Le lien de parenté
Nombre d’objectifs de nos cousins sont
semblables aux nôtres, d’abord le
perfectionnement continuel de soi, mis en avant
chez nous par le symbolisme de la Pierre brute.
Eux et nous avons des références à d’anciens
usages, ajoutons une dimension spirituelle ou
morale à une praxis qui autrement ne serait que
gestes mécaniques sans feu ni lieu. Leur
croyance était longtemps chrétienne sans partage,
avant qu’elle ne se teinte de la pensée
humaniste des Lumières. D’autres similitudes
entre Compagnonnage et franc-maçonnerie existent
et ce n’est que logique dans le cadre d’une
filiation aussi indiscutable
que celle de l’opératif au spéculatif. Il est à
ce titre instructif de consulter les vieux
écrits régissant les divers degrés en vigueur
chez les bâtisseurs. Le manuscrit Cooke date de
1400- 1410, celui dit Regius lui est antérieur
de quelques années. Dans ce dernier on peut lire
en préambule à l’article premier :
« Le maître maçon doit être loyal, stable ; on
doit pouvoir se fier à lui, et jamais il ne le
regrettera. Il doit payer le compagnon selon le
prix des vivres, et payer sans tricher ce que
chacun d’eux aura mérité ». Le terme de maître
ne doit évidemment pas être pris ici dans un
sens maçonnique. Il est étonnant de constater
que la plupart des recommandations contenues
dans ces textes restent valables en 2014...
La légende compagnonnique repose sur les
patrons que sont le roi Salomon, Maître Jacques,
et le Père Soubise. Chacun d’eux correspond à
un rite particulier. Salvatore Franco, Compagnon
neuchâtelois dont le nom de code est Dauphiné-Désir-de-Savoir
précise qu’« il faut retenir trois dates
charnières : la construction du Temple, à
Jérusalem, environ mille ans avant notre ère ;
celle des cathédrales à partir de l’an mille ;
la période moderne de 1600 à nos jours. Le
compagnonnage n’a pas connu d’interruption
depuis ses origines ». Les Compagnons se disent
les enfants de ces pères spirituels. Le roi
Salomon est considéré comme le souverain qui
introduisit des règles strictes et une
rigoureuse discipline dans les rangs des
travailleurs, inaugurant une hiérarchie liée au
mérite. À propos des deux autres, François Icher,
l’un des meilleurs spécialistes du sujet, écrit
dans La France des Compagnons ( Editions de la
Martinière ) qu’« après l’achèvement du temple
de Salomon, maître Jacques quitta la Judée en
compagnie d’un autre maître, Soubise, avec
lequel il se querella pendant leur voyage vers
l’Occident ». À partir de là se produiront des
événements, y compris sanglants, dont la
chronique n’est pas avare. Les pugilats dans le
milieu étaient monnaie courante, ne serait-ce
qu’entre catholiques et protestants durant les
guerres de religion. Florissant au XVIIe, le
Compagnonnage atteindra son apogée au siècle
suivant, pour décliner avec la Révolution
industrielle et le syndicalisme, bête noire des
Compagnons.
Une présence active
Le 10 janvier 1973 La Télévision suisse
romande diffusait un reportage du journaliste
Jacques-André Widmer sur le Compagnonnage. On
peut visionner ce documentaire sur
www.rts.ch/archives/tv/culture/3462823-le-compagnonnage.
html. Il y est surtout question du Tour de
France - concept repris par les professionnels
du cyclisme - dont la première mention dans les
annales du Compagnonnage date de l’année 1469.
Ceux désignés parmi les ouvriers hautement
qualifiés partaient à pied sur les routes et
chemins, ils s’engageaient sur un vaste circuit
pour exercer leurs talents, sans jamais cesser
d’apprendre, se déplaçant vers des châteaux et
des églises qui étaient autant d’étapes sur leur
itinéraire, dans les villes et les faubourgs ils
oeuvraient aussi au sein d’ateliers, sur des
monuments publics, des maisons patriciennes et
autres bâtisses de valeur. Le périple national
représentait un passage obligé pour les
Compagnons désireux non seulement de prouver
leurs compétences mais encore d’établir une
réputation. Les métiers dits de la pierre
étaient privilégiées. Plus tard, d’autres
corporations entrèrent dans le cercle.
L’Association ouvrière des Compagnons du Devoir
Uni et L’Union compagnonnique sont aujourd’hui
parmi les principales organisations spécialisées.
Depuis longtemps on annonce une résurgence du
mouvement. Peut-être n’est-ce qu’un voeux pieux.
En tous les cas les affiliés sont bien présents.
Sait-on que les halles de bois de l’Exposition
nationale de 1964, voussurées comme des
cathédrales, ont été bâties par des
charpentierscompagnons de Hambourg ?
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