Dossier
Les départs sont autant de seuils à franchir
Lao Tseu a dit que le parcours d’un millier de kilomètres commence par un premier pas. C’est une lapalissade en apparence seulement, car ce premier pas vers un but recherché, il faut vouloir l’exécuter, être conscient qu’il marque le début d’une décision encore jamais prise par soi-même à ce jour.
Jacques Tornay
Ce pas initial a une valeur stratégique,
dirions-nous, puisqu’il est censé conditionner
en quelque sorte ceux qui suivront. Du moins
dans un temple maçonnique, où rien n’est fait
par simple automatisme. Chaque geste porte et
compte. De même que nos pensées se doivent
d’être au diapason de ce qui se déroule sous nos
yeux. On concevrait mal un ouvrier prétendu
consciencieux qui n’accorderait pas toute
l’attention nécessaire à son travail. L’ABC d’un
rituel ne consiste-t-il pas à être présent à son
accomplissement ?
Coup de pied dans la fourmilière
En matière de rituels, précisément, dans les
sociétés primitives ceux-ci étaient laissés à la
discrétion de prêtres, sorciers, druides et
autres initiés intermédiaires entre les forces
invisibles ou magiques venues d’en-haut et
celles de la communauté dont ils assumaient la
direction spirituelle. Ces personnages
représentaient une caste d’élus. Eux seuls
étaient supposés détenir des pouvoirs et secrets
plus ou moins redoutables qui assuraient le
maintien de leurs privilèges. Longtemps cette
situation de quasi monopole a prévalu en Orient
comme en Occident. Et voilà que les pionniers de
la franc-maçonnerie bouleversaient la donne en
appliquant un formidable coup de pied dans la
fourmilière des superstitions ancestrales.
L’accès direct à une dimension sacrée
individuelle était à la portée du commun des
mortels. Quiconque en avait les aptitudes et la
volonté devenait acteur du symbolisme
initiatique, non plus spectateur ou assistant
passif. Etaient ainsi codifiées d’anciennes
pratiques liées aux métiers de la construction
qui définissent la franc-maçonnerie de hier,
aujourd’hui et demain.
Apprendre sans désemparer avec
l’enthousiasme intact du départ
Les bases d’une approche nouvelle de la
Connaissance posées, le néophyte pouvait
désormais parcourir la voie de la « réalisation
», selon le terme de René Guénon, celle de «
l’intégration » d’après Carl Gustav Jung afin
d’être cet « homme contemporain inspiré » cher à
Karlfried Dürckheim. Expressions que l’on pourra
interpréter à loisir et qui néanmoins recoupent
une réalité sensiblement pareille, à savoir : un
être éveillé grâce à une méthode spécifique, ou
plutôt acquise au fil d’une expérience
personnelle inaliénable.
Le candidat à l’initiation est hésitant et
maladroit dans ses mouvements. L’apprenti, lui,
malgré les lacunes inhérentes à sa condition
franchit avec assurance le seuil du temple. Il
est plongé dans le feu de l’action. Ses repères
demeurent flous, ses moyens limités, il n’en est
pas moins franc-maçon de facto, une fois pour
toutes, disposant des outils indispensables à
son évolution dont il sera l’unique artisan avec
le soutien bienveillant de ses frères qui lui
prodigueront des conseils avisés. À tout âge,
d’ailleurs, on ne saurait se passer de bons
conseils.
Le nouvel impétrant restera un apprenti sa
vie entière, selon la formule consacrée, c’est-à-dire
qu’il apprendra sans désemparer avec
l’enthousiasme intact du départ. De même, les
démarches maçonniques qu’il pourra désirer
entreprendre par la suite seront des
prolongements de sa réception. On peut se
demander à quel moment précis de la cérémonie
l’intéressé accomplit le geste décisif pour sa
carrière future. Eventuellement lorsqu’il frappe
la pierre brute, celle qui justement a été
extraite, informe, de la carrière.
L’apprentissage est une période d’observation
active. Tel l’explorateur d’une terre encore
méconnue, le jeune maillon en étudie les
caractéristiques à sa portée, immobile et
silencieux, il écoute ce que l’on en dit pour,
au moment opportun, l’aborder plus avant avec un
équipement fiable. Lors d’une initiation, chacun
sur les colonnes revit la sienne propre. Il en
est assurément qui le font non sans une pointe
d’envie, ils aimeraient être à la place du
récipiendaire pour éprouver l’émotion d’une
partance vers un horizon promis.
Des droits et des devoirs qui
atteignent leur plénitude
Les symboles du compagnon, écrit Jacques
Fontaine « se réfèrent à la terre des Hommes que
l’on foule à grandes enjambées. » Fort de ses
acquis, il voyage et partage. Il va dans le
monde sans crainte, s’ouvre aux autres, saisit
toute chance qui lui est offerte de se
perfectionner. L’esprit de la découverte l’anime.
Ici, l’augmentation du nombre de ses pas, et
conséquemment de son salaire symbolique, lui
permet une meilleure perception qu’auparavant
des travaux à exécuter pour servir l’idéal qu’il
a choisi.
Il constate l’ampleur des chantiers. Sa vision
s’élargit autant qu’elle s’affine. Au dehors, il
reconnaît ses semblables dans leur quête
parallèle à la sienne. Cela renforce ses
convictions, consolide sa progression. Celle-ci
est guidée par l’Etoile flamboyante, présente
dans la grande majorité des rites maçonniques et
que nous retrouvons au fronton de nombreux
édifices, notamment sur l’itinéraire de
Compostelle. On devine alors que chaque départ
sur un chemin d’édification intérieure est à la
mesure des espoirs qu’il suscite.
Certains auteurs ne sont pas en reste
d’analogies intéressantes quant aux mouvements
du compagnon qui, écrit Joël Jacques, « exécute
un quatrième pas latéral avant de revenir dans
l’axe des trois premiers. Une marche qui
rappelle encore l’escalier tournant, mais aussi
l’avancée du cavalier dans le jeu des échecs ».
Dans la pratique, le maître a effectué le
cycle des trois grades traditionnels. La boucle
est cependant loin d’être bouclée ; elle ne le
sera jamais, car son domaine d’investigation
s’étend maintenant à l’universel. Il a les
moyens d’en connaître une partie, certes faible,
certes aléatoire, et pourtant l’exaltante
aventure vaut d’être tentée. Là encore, il y a
supplément de pas rituels, allant de pair avec
des droits et des devoirs qui atteignent leur
plénitude. Sa responsabilité s’en trouve accrue
vis-à-vis de sa loge, de la maçonnerie qu’il
incarne, de l’humanité dans son ensemble et au
premier chef envers lui-même. Aussi âgé qu’il
puisse vivre il est improbable qu’il épuise
jamais l’enseignement attaché à son
élévation.Nos départs déterminants sont autant
de seuils à franchir, d’occasions de se mieux
connaître.
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