Dossier
Ombres et lumières de la libre parole
On sait combien la liberté d’expression est une idée chère aux francs-maçons et à quel point ils s’efforcent de l’appliquer. Depuis toujours elle est inhérente à notre pensée. Au cours de l’histoire certains ont payé le prix fort pour avoir défendu les principes élémentaires d’une presse indépendante, affranchie de la tutelle des pouvoirs en place.
Grâce aux victoires remportées de haute lutte
par la société civile dès le 19e siècle, en
Suisse comme ailleurs, nous jouissons
aujourd’hui d’indéniables acquis dans le domaine
de l’information. Gardons-nous cependant de
croire les vieux démons liberticides chassés à
tout jamais de notre paysage médiatique. Bien
des signes nous laissent penser qu’ils sont
toujours parmi nous. Rien n’est gagné d’avance,
aussi incombe-t-il aux citoyens que nous sommes
de veiller au grain, soit de préserver, afin de
le transmettre, l’esprit même de nos
prérogatives individuelles.
À l’heure actuelle, le principal défi que
chacun est appelé à relever consiste à trier le
vrai du faux dans le déluge d’informations qui
nous assaille chaque jour. Avec l’arrivée des
médias numériques n’importe qui peut désormais
s’improviser journaliste et donner libre cours à
ses élucubrations, répandre des rumeurs dans son
village ou à l’échelle planétaire. Or le métier
exige une formation appropriée, une déontologie
exigeante, la connaissance de règles précises
régissant la profession. Sans parler d’une
qualité de communication dont manquent
cruellement la plupart des blogueurs. C’est
ainsi qu’au nom du droit à la libre parole on se
permet de battre en brèche les réalités les plus
objectives en quelque domaine que ce soit. Les
thèses du révisionnisme historique et de la
négation des crimes contre l’humanité en sont de
criants exemples. La possibilité de tout dire
est également celle de tout nier, de mentir en
connaissance de cause ou par négligence, de
déformer ce qui repose sur des bases vérifiables.
Certes, ce phénomène de distortion est vieux
comme le monde. Médisance et calomnie existent
depuis que les hommes échangent des propos les
uns sur les autres ; toutefois, la profusion et
l’ampleur des « news » sont en 2015 sans
précédent. Ils s’apparentent davantage à une
forme d’intoxication intellectuelle qu’à un
appel à réfléchir ensemble dans la sérénité.
Montesquieu à la rescousse
Dans un chapitre de son livre La Parole
perdue, récemment publié aux Editions Maison-de-Vie
( collection « Les Symboles maçonniques » ),
Sophie Perenne imagine ce que Socrate penserait
de la déferlante précitée : « Les réseaux
sociaux, plus proches de la parole que de
l’écrit, vu leur immédiateté et leur imitation
du langage parlé, trouveraient-ils grâce à ses
yeux ? Ou bien mépriserait-il leur bavardage
futile, leur propension aux réactions
passionnées et à l’exhibitionnisme, ainsi que le
fait qu’on s’y adresse à une centaine de
soi-disant amis dans une relation bien éloignée
d’un dialogue dédié à la recherche de la vérité
? ».
La vérité sur soi-même autant que sur autrui
semble nous fuir constamment.
La vérité, elle, n’est en aucun cas une
notion absolue sur le plan spéculatif, moins
encore une science exacte, le franc-maçon le
sait mieux que personne, lui qui essaie en toute
occasion de la repérer dans les moindres
circonstances et manifestations de la vie,
privilégiant l’essentiel sur l’accessoire,
préférant le calme au tapage, le durable à
l’éphémère. La vérité sur soi-même autant que
sur autrui semble nous fuir constamment,
insaisissable, complexe et contradictoire dans
ses méandres s’il en est. Force est de
reconnaître que l’on ne s’en approche qu’à
certains moments, avec les faibles moyens dont
nous disposons.
Si la parole dans son plus large éventail est
une indiscutable nécessité, son usage n’en
impose pas moins de salubres limites. On connaît
la maxime attribuée à Montesquieu, initié
franc-maçon le 12 mai 1730 : « La liberté des
uns s’arrête là où commence celle des autres ».
Il serait à cet égard instructif de relire la
Déclaration universelle des Droits de l’homme
telle que réactualisée en 1948 pour saisir les
devoirs qu’implique le juste exercice
démocratique en matière d’opinions. La
responsabilité et le discernement personnels ici
vont de pair. En 1997 le Conseil de l’Europe a
rendu punissable le discours d’incitation à la
haine envers une communauté en général ou un
individu en particulier. Salutaire gardefou, on
en conviendra. Toujours plus de pays mettent en
place un arsenal juridique contre l’abus de la
parole dans la sphère publique. Depuis quelques
années nous avons eu en Suisse des cas de peines
prononcées contre des internautes pour
diffamation. Notons que l’article 261bis de
notre Code pénal protège en sus la liberté de
croyance de toute insulte ou dénigrement. Des
travaux sont en cours afin de mieux définir un
cadre juridique permettant d’intervenir plus
efficacement lors de fautes graves. Cela dit,
l’apologie du terrorisme sur les réseaux ajoute
une nouvelle dimension au phénomène.
Savoir mesure garder
Il importe de distinguer la liberté
d’expression d’une part, le dépassement de ses
bornes d’autre part. Il faut savoir « jusqu’où
on peut aller trop loin », comme on l’entend
parfois dans les salles de rédaction. À force de
surenchérir dans une affaire on dépasse
fatalement la cote d’alerte. Sans faire de
moralisme, l’outrance langagière est par nature
contreproductive, elle nuit d’abord à qui la
commet. La parole apaise, raccommode, soulage.
Hélas elle attise aussi l’agressivité entre les
individus.
On demandait un jour à l’humoriste français
Pierre Desproges si l’on pouvait rire de tout. «
Oui, mais pas avec n’importe qui », fut sa
réponse. On pourrait préciser : à condition
d’avoir la manière. En fait, peut-on vraiment
s’amuser aux dépens de chacun et au sujet de
n’importe quoi ? Seuls des êtres n’ayant pas
toute leur raison seraient excusés de le faire
car il y a des thèmes qui sont, ne disons pas
tabous, mais suffisamment sensibles pour que
l’on s’abstienne de les aborder, au nom du
respect de la différence ou de la simple décence.
Un exercice d’équilibre
Au fil des ans notre magazine a présenté une
vaste gamme de thématiques. Les trois rédacteurs
régionaux, le chancelier, quelquefois le Grand
Maître, ont reçu ici et là des lettres de
mécontentement relatives au contenu du mensuel.
Untel n’appréciait pas les caricatures parce que
« la francmaçonnerie est une chose sérieuse ».
Soit. Pourtant, longue est la liste des comiques
professionnels ayant appartenu à l’Ordre. Par
ailleurs, un zeste d’autodérision ne fait de mal
à personne. Un autre n’appréciait guère que l’on
traite de la maçonnerie féminine, ou mixte,
soi-disant que... etc. Pareilles réactions
étaient peu fréquentes. Autrement délicates les
interventions de lecteurs évoquant leur droit de
réagir, en termes désobligeants, à un article,
un livre chroniqué dans nos colonnes. Voire de
s’en prendre à une obédience non reconnue.
Jamais il ne fut tenu compte des avis rédigés
sur un ton qui dénigre un auteur, cherchant à le
rabaisser dans sa propre estime et au regard des
autres. Un désaccord atrabilaire peut
difficilement être tenu pour une opinion digne
de ce nom. S’il importe de ne pas troubler la
paix des ménages, celle des ateliers maçonniques
a également son prix. En définitive, la libre
parole est un exercice d’équilibre permanent,
nécessaire si l’on veut qu’elle perdure. J.T.
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