Du vaste univers partager la danse / Et vers un lointain longtemps
cultivé, / Même sans bouger, rester en partance (H.H)
Un mystère maçonnique?
Dans un récit mythique de l’Extrême-Orient, le paradis du dieu Indra
contient un objet des plus mystérieux: un réseau de perles construit de
telle sorte que si l’on porte son regard sur l’une d’elles toutes les autres
apparaissent en reflet.
MICHEL JACCARD (Revue maçonnique suisse: octobre 2003)
Et le commentaire de préciser que, de manière analogue, chaque objet de
notre monde n’est pas seulement lui-même, mais contient tous les autres
objets, car il est en effet chaque objet. Ce conte illustre à la manière de
l’Asie les correspondances entre microcosme et macrocosme de l’Hermétisme
cher aux Maçons. À notre époque, C.G. Jung, en postulant l’existence d’un
inconscient collectif, a ouvert un champ d’investigations approfondi
ultérieurement par les pionniers des états de conscience modifiés tel S.
Grof, qui met en évidence une complexité croissante d’états mentaux
embrassant l’univers visible et invisible dans sa totalité.
Il est difficile de savoir si Hermann Hesse (HH) avait à l’esprit ce
récit lorsqu’il a écrit et publié en 1943 un de ses plus importants écrits
Le Jeu des perles de verre – Essai de biographie du Magister Ludi Joseph
Valet accompagné de ses écrits posthumes. Il est plus probable que HH avait
comme référence les premiers bouliers de l’Antiquité, qui servaient de
support aux opérations arithmétiques, mais nous verrons que la signification
du jeu fait penser au réseau de perles d’Indra. Résumons en premier lieu le
récit (nous nous réfèrerons dans la suite de cet article à la préface et
traduction française de cet ouvrage par Jacques Martin parue chez Calmann
Lévy en 1955, dans sa réédition du 6 février 1981).
Une langue secrète Dans une société largement postérieure à la Deuxième
Guerre mondiale, qui a su aller au delà des méfaits du progrès technique et
de la méconnaissance des valeurs spirituelles, une république de l’esprit a
vu le jour. Elle a donné naissance à un ordre qui pratique le jeu des perles
de verre. Jonglant avec tous les éléments de la culture humaine comme avec
des bulles de savon pour se délecter de leurs irisations prodigieuses, le
jeu des perles de verre est une synthèse, un merveilleux instrument de
travail qui permet de combiner, par exemple, les lois astronomiques avec une
phrase de Bach et un verset de la Bible pour en déduire des notions encore
inconnues qui serviront à leur tour de tremplin à d’autres opérations de
l’esprit. Mathématiques ou langage universel, cette célébration de la
culture se fait par des jeux publics diffusés dans le monde entier, mais
l’ordre du jeu, qui recrute des élites par cooptation, n’échappe pas à un
lent déclin. Coupé du monde, il pratique le jeu pour la beauté exclusive du
jeu et, fasciné par la maya, devient une société sclérosée férue
d’individualisme, mais aussi de recherche purement spéculative alors même
que son Maître Joseph Valet prends conscience de la vanité de la philosophie
de l’Histoire, privant ainsi le jeu d’une formalisation du cheminement de
l’Humanité et de son sens ultime éventuel.
Sans conscience de la théorie du Chaos, des fractales et des effets
apparemment pervers de la mécanique quantique, qui prédit un haut degré
d’imprévisibilité et force l’homme à vivre désormais dans son temps, l’ordre
est en marge d’une société marquée par la crasse du siècle. Dans celui-ci,
des gens harcelés vivent la vie véritable et font le vrai travail, celui de
l’économie, du droit et de la politique (qui s’enseignent dans des
universités distinctes de l’ordre), en menant une existence souvent
passionnée, enfantine, cruelle et impétueuse, vacillant entre le bonheur et
la peur, généralement à la recherche des plaisirs sensuels et vénaux, et de
stimulants.
Mais qu’est ce que le jeu des perles de verre ? C’est peut-être un des
paradoxes du livre que de ne pas le décrire de manière exhaustive, mais nous
trouvons toutefois quelques indications précieuses au gré des pages du
récit. Le jeu des perles de verre, comme toutes les grandes idées, n’a pas
vraiment de commencement, il a toujours existé, justement en idée: l’idéal
de Pythagore, des académies platoniciennes ou de mathématiciens du XVII et
du XVIIIe siècle, les philosophies romantiques et les runes des rêves
magiques de Novalis ainsi que toutes les tentatives de conciliation entre
art, science et religion ont trouvé leur forme achevée dans le jeu des
perles de verre (p.24-25). Usage, préceptes et règles du jeu ne peuvent
faire l’objet d’un Manuel, car il constitue une sorte de langue secrète
extrêmement perfectionnée participant de plusieurs sciences et permettant
d’explorer le cosmos tout entier, grâce au développement d’une culture
universelle (p.23-24, p. 44). Dans sa forme la plus élaborée, le jeu est une
langue faite de signes et de formules, dans laquelle mathématiques et
musique ont une part égale, qui permet de les réduire à un dénominateur
commun (p.45) et dont fait partie l’alchimie, reconnue comme une des langues
occultes les plus révélatrices (p.198). Dans l’esprit du jeu, chaque symbole
aboutit au centre, au secret et au tréfonds du monde, à la science
fondamentale (p.123)
Bon nombre d’académies anciennes, de loges, dont l’antique «Fédération
des pèlerins d’Orient» cèdent progressivement au charme du jeu, en
introduisant une connotation toute spirituelle, celle de la contemplation
profonde et de la méditation muette après chacun des signes évoqués, donnant
ainsi au jeu son sens ultime et préservant ses hiéroglyphes d’une
dégénérescence en simple alphabet (p. 46-47).
Un humanisme complet et total
L’esprit de l’ordre est fondé sur deux principes: l’objectivité et
l’amour de la vérité dans l’étude, ainsi que la pratique de la sagesse
méditative et de l’harmonie. Ses membres ne doivent fuir ni la vie
contemplative, ni la vie active, mais faire alternativement route vers l’une
et l’autre, être chez soi dans chacune d’elles et participer à toutes deux
(p. 238). Ainsi, le savoir, le culte de la vérité, sont étroitement liés au
culte du beau, ainsi qu’à la méditation et à la culture de l’âme, ce qui lui
donne la sérénité. Cette sérénité est connaissance et amour, affirmation de
toute réalité, attention en éveil sur les bords des grands fonds et de tous
les abîmes. C’est une vertu indestructible
qui ne fait que croître avec l’âge et l’approche de la mort. Quant au jeu
des perles de verre, il unit en lui ces trois principes: la science, le
respect du beau et la méditation (p.317-318). On distingue deux types de
jeux: le formel, et le psychologique ou pédagogique. Ce dernier met plus
particulièrement l’accent sur la méditation qui suit chaque étape du jeu
(p.199).
Tout d’abord exercice purement privé à destination d’initiés ou de
clercs, le jeu deviendra une fête publique et solennelle pouvant durer
plusieurs jours, voire des semaines sous la direction d’un petit nombre de
maîtres éminents (p.47). Dans son déroulement, le Maître du jeu, véritable
Grand Prêtre, vêtu de blanc et d’or, inaugure en présence des officiants et
d’un public nombreux l’un après l’autre avec les gestes rituels les actes de
son jeu. Il présente son oeuvre sur l’échiquier solennel des symboles en
traçant avec un stylet d’or étincelant - un peu à la manière des peintres et
calligraphes chinois, les signes successifs sur un petit tableau placé
devant lui, qui apparaissent cent fois grossis sur un écran de la salle.
Puis il adopte, en s’asseyant, la position exemplaire de la concentration
(p.263 et 264).
Toutefois, le jeu va se dégrader à cause de l’isolement, mais aussi du
vieillissement, du relâchement de la discipline et surtout de la morale
contemplative de l’ordre. Cela concerne tout particulièrement la méditation,
dont le sens est de rappeler l’individu à sa place et de dompter la vie
instinctive: les hautes envolées spirituelles et plongées les plus ferventes
vers les valeurs les plus profondes sont encore possibles, mais le
développement supérieur et le libre jeu de la spiritualité ne connaissent
plus d’autre but que la jouissance de leur propre raffinement (p.272).
L’incompréhension mutuelle entre l’ordre et le monde ne fait que croître,
ses membres qui souhaitent oeuvrer à l’extérieur éprouvent des difficultés
croissantes. Le maître du jeu envisage avec appréhension un avenir proche où
la société continuera à cultiver le savoir et les connaissances sans
souscrire plus avant au financement de l’ordre, menaçant celui-ci de
disparition et de destruction l’univers du jeu et ses fêtes (p.361). Le jeu
des perles de verre est donc la variante la plus achevée du développement
intellectuel et moral de l’homme, un humanisme complet et total que décrit
comme idéal Fichte dans ses deux conférences maçonniques de 1800.
Malheureusement, cet achèvement, finalement un échec, est voué à
disparaître. C’est que peut-être il s’inscrit avant tout dans une
perspective néoplatonicienne, voire chrétienne, celle qui sépare aisément
dans l’approche de la Sagesse l’esprit d’un corps presque damné et d’une âme
systématiquement tourmentée par les passions, voire tentée par le Mal, celle
qui aussi considère l’Histoire comme une succession d’événements malheureux
et contraires à l’esprit. Or c’est justement cette position qui est battue
en brèche par le renouveau spirituel actuel, un concurrent redoutable pour
la franc-maçonnerie, car il intègre avec succès le corps, ses cuirasses ou
blocages et les affects dans la progression philosophique et morale, qui
prend alors une tournure fort personnelle sous forme d’une ascèse
permissive. De plus, imaginer que la raison et l’intellect puissent décrire
fidèlement l’univers entier est un postulat quasi métaphysique, un
paradigme, celui que la science actuelle applique avec succès, mais rien ne
permet d’affirmer à coup sûr que cela soit de manière ultime le cas.
Des similitudes aux différences
Dans cette description toutefois, les similitudes entre les mystères
maçonniques et le jeu sont patentes. Les jeux organisés par l’ordre
rappellent bien sûr les initiations tantriques tibétaines - souvent données
en présence d’un nombreux public de clercs et de simples croyants, mais
expliquées dans leur détail à un cercle restreint, Toutefois, la
franc-maçonnerie s’apparente à une forme de milice robuste et résiliente de
l’ordre du jeu, et propose avant tout la variante pédagogique. Elle échappe
ainsi à l’isolement de l’ordre. Le jeu devient le rituel, les officiants les
officiers, l’échiquier des symboles la loge constituée avec le pavé
mosaïque, le tableau de codes chiffrés le tapis de loge (ou la planche à
tracer) et les perles-hiéroglyphes les symboles maçonniques. Par ailleurs,
si elle n’est pas nécessairement pratiquée, la méditation de concentration
est connue de la spiritualité occidentale et de la maçonnerie. Il revient à
l’écrivain français J.P. Schnitzler de l’avoir réintroduite récemment
formellement dans de nombreuses loges.
Toutefois, la maçonnerie donne un encadrement limité à ses membres sous
forme d’instructions ponctuelles et de planches. Les maçons doivent avant
tout oeuvrer de manière autodidacte. N’offrant pas la possibilité de varier
à l’infini ses cérémonies pour stimuler la réflexion, elle procède plutôt
par répétition, puis, dans un deuxième temps, décline sa méthode par un
système de degrés ajoutés. On pourrait cependant avec un brin de malice
imaginer que, suite à cette réflexion, la GLSA mette sur pied un concours de
rituels sur la base d’un cahier des charges précis et délivre un prix à la
cérémonie possédant les contenus initiatique, philosophique, esthétique et
éthique les plus justes, les plus pertinents et les plus stimulants.
Ne recrutant pas de manière élitiste et beaucoup moins sophistiquée que
le jeu, la franc-maçonnerie comporte les avantages de pratiquer son
herméneutique et, espérons-le, sa méditation à partir d’un corpus spirituel
robuste, elle développe la fraternité, l’agapè, et promeut le
perfectionnement mutuel de ses membres par des échanges mutuels et
constants. Surtout, elle est capable de s’autofinancer et d’assurer ainsi
elle-même sa pérennité. Certains prétendent même que si son recrutement
faiblit en qualité dans des périodes difficiles, le principe de l’âne chargé
de reliques d’Apulée s’applique, car les honneurs parfois factices qu’elle
délivre assurent la satisfaction de ses membres et un recrutement minimal.
Enfin, la discrétion de l’appartenance de ses membres lui permet d’être
présente et active dans le monde sans souffrir d’une séparation pourtant
fort stricte. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que certains
«Maîtres penseurs» du courant dit authentique de la recherche maçonnique,
qui s’attachent à donner de l’histoire maçonnique une vision étriquée par
des détails souvent sans intérêt, sont des exemples parfaits de ce qu’un jeu
des perles de verre maçonnique biaisé pourrait donner.
Connaissance de notre mental
Fichte, dans ses conférences maçonniques de 1800, envisageait deux types
de méthodes pour amener l’homme à une formation humaniste complète: la voie
solitaire de Socrate et des sceptiques, et celle des Mystères donnée sous le
voile du secret des sociétés initiatiques et dont notre ordre lui paraissait
l’exemple moderne. Constatons que ces deux voies peuvent aisément coexister
chez le francmaçon. Mais les chercheurs spiritualistes du 20e siècle,
souvent des maçons sans tablier, ont introduit de nouveaux éléments en
développant une recherche de bien-être et de médecine des trois corps
(esprit, âme, corps) qui facilitent, mais aussi rendent plus complexe la
progression et dont certains ont déjà été évoqués. À titre d’exemple, la
maîtrise de la respiration, de la détente et souplesse du corps a une action
directe sur la stabilité des émotions ainsi que sur la clarté et la fluidité
de l’esprit. Les divers types de psychothérapies, mais aussi l’utilisation
de préparations dynamiques tels les élixirs floraux spagyriques, agiraient
sur l’âme et en faciliteraient l’évolution. Quant aux nouveaux exercices
spirituels, comme la respiration holotropique de S. Grof, ils enclenchent
une circulation spirituelle entre le moi individuel et les caractéristiques
universelles de l’Esprit qui renouvelle complètement la mystique. Enfin, la
connaissance de notre mental a progressé grâce aux efforts conjugués de la
psychologie des profondeurs et de la psychologie transpersonnelle, mais
aussi par une meilleure compréhension et pratique de disciplines telles le
bouddhisme, l’hindouisme et le taoïsme.
Pour la maçonnerie, la concurrence est de taille, car ces courants
indépendants en constante évolution, forment une mosaïque au moyen de
laquelle le chercheur de vérité du 21e siècle sélectionne les disciplines
qui l’intéressent en fonction de ses besoins et de sa progression. Par
ailleurs, la majorité de ces mouvements est en phase avec la problématique
du développement durable, dont on sait maintenant par l’expérience directe
que l’on a du réchauffement, qu’il représente pour la société, mais aussi
pour nos scientifiques, un défi colossal et monstrueux des trente prochaines
années.
L’avenir dira si et comment la franc-maçonnerie, en plus de l’intégration
des femmes, sera en mesure d’intégrer ces courants novateurs, dans son
corpus ou dans sa perspective spirituelle globale, ou si, telle une vieille
dame fatiguée, elle se repliera sur ses acquis pour disparaître dignement.
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