La Voûte céleste: stupeur et fascination
Si seuls devant l’infini
D’une manière générale les relations d’expériences personnelles ne
sont pas d’usage dans ces colonnes, cependant des souvenirs surgissent
parfois au détour de la mémoire, sans prévenir, forme d’analepse dans le
récit de la vie, de «flash-back» éclairés sur un point précis du passé.
MICHEL WARNERY (Revue maçonnique suisse: décembre 2003)
Disons en souriant, un quelque chose de subliminal retrouvé par
association d’idées: celle du thème de ce numéro d’Alpina et un point «x»,
loin derrière, dans le cours des choses. Qu’on veuille bien pardonner, donc,
d’évoquer un souvenir.
Quiconque n’a pas regardé, solitaire, la voûte étoilée, par une nuit sans
lune, sans vent, entouré de vide, ce vide minéral du Sahara central, aura
peut-être du mal à imaginer ce qu’on ne peut dire que maladroitement avec
des mots. Il y a une trentaine d’années, au cours d’une mission de
recherches paléolithiques, nous dormions «à la belle étoile» (l’expression
prend ici toute sa valeur). Je luttais dans mon duvet contre la morsure du
froid. Nous étions approximativement à l’intersection d’une longitude 7° Est
et d’une latitude 23° Nord (sensiblement celle du tropique du Cancer),
c’està- dire équidistant du Hoggar et du Tassili (mais cela est finalement
sans intérêt). La nuit tombée, nous avions observé la nébuleuse d’Andromède
(2.106 al.), grâce au télescope léger d’un membre du Centre National
Français de la Recherche Scientifique qui nous accompagnait. La rigoureuse
platitude du sol, l’absence totale de relief, offraient à la vue un angle
d’observation de 180° sur 360°. La pureté de l’atmosphère terrestre à cet
endroit permettait de distinguer avec une incroyable netteté des étoiles
tangentielles à l’horizon aussi clairement que celles au zénith. Les étoiles
de faibles magnitudes étaient visibles; des milliers d’astres brillaient et
scintillaient dans un silence total; pas le moindre cri d’oiseau ou
aboiement de chien. Absolument rien.
L’inexistence de l’existence
Nous étions un groupe d’hommes isolés à la recherche de solitude et de
paix. Pas âmes qui vivent à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde.
Nous couchions à même le sol, éloignés les uns des autres. Adossé à la
terre, j’observais le ciel et je me sentais devenir l’objet d’un
envoûtement. J’éprouvais comme le vertige de tomber dans l’hypnose, une
chute dans le néant, un face-à-face avec l’infini; le spectacle de
«l’invraisemblable machine immobile » se déroulait devant moi avec une
intensité que je n’avais jamais connue et que je ne connaîtrai jamais plus.
J’étais devant un mystère, fasciné, prenant petit-à-petit conscience de
l’inexistence de l’existence, de la futilité de l’étincelle de vie humaine
face au non-temps, à l’impalpable.
Dans le courant de la journée précédente, nous avions trouvé sur un
tumulus perdu dans cette immensité des silex taillés en forme de haches, des
pointes de flèches, des objets de pierre que personne, absolument personne,
n’avait vu ni touché depuis cinquante mille ans, et je pensais que celui qui
avait eu en main ces objets, un jour lointain, avait pu voir, au-dessus de
sa tête, très exactement ce que je voyais à l’instant même.
Une intelligence qui ne comprend pas
Se posa soudain à moi, violemment, la question de Dieu, de la «Cause
première», non pas sous une forme théologique, mais sous celle d’une
interrogation spirituelle. Me revinrent alors en mémoire les mots de Carl
Sagan dans son introduction à Une brève histoire du Temps de Stephen W.
Hawking, où il dit: «C’est aussi un livre sur Dieu… ou peut-être sur
l’absence de Dieu. Le mot Dieu emplit ces pages. Hawking s’embarque dans une
recherche pour répondre à la fameuse question d’Einstein se demandant si
Dieu avait fait un choix en créant l’univers. Hawking essaie, et il le dit
explicitement, de comprendre la pensée de Dieu». Cela me rassure toujours
aujourd’hui : Hawking essaie de comprendre la pensée de Dieu… et il n’y
parvient pas. Dans cette intensité de la pensée humaine, les notions de
croyance ou de foi sont tout naturellement estompées, dépassées. Celle de
l’existence posée sous la forme d’une intelligence qui ne comprend pas. À
quelle distance se trouve Dieu dans cette infinitude ? Quel type de
télescope me faudrait-il pour apercevoir son trône ? La réponse - si tant
est que c’en soit une, car elle est si personnelle !… - réside dans ce
sentiment indéfini d’une étroite imbrication du microcosme et du macrocosme,
dans cette impossible définition humaine d’une notion de temps et d’espace
terrestre, dans cette vision lucide et fulgurante d’une proximité immédiate
- et si lointaine à la fois - avec le Grand Ordonnateur et de son mystère.
En reichit, en soph (sans commencement, sans fin).
Ce qui m’apparaît toujours avec clarté est la perception, primitive,
instinctive, de la nature cosmique de la créature humaine. Les Indiens Crows
d’Amérique du Nord, lesquels, comme toute peuplade primitive, ont gardé un
sens originel et pur de la tradition, se soucient de régler le rythme de
leur vie sur celle de l’Univers; leurs pratiques quotidiennes, le sens des
valeurs et celui de l’éthique, reposent sur des croyances et une philosophie
des origines, directement inspirées de l’organisation de cette voûte
étoilée.
Si dépendants les uns des autres
La voûte étoilée est commune à tous. Il ne s’agit pas d’une appartenance
singulière à quelques-uns. C’est sans doute la seule «chose» que tous les
peuples du monde partagent sans équivoque, mais curieusement ceux qui
rampent, aveugles, à la surface de cette planète à la recherche futile de
satisfactions immédiates et toujours insuffisantes, ou prompts à régler
leurs différends à coups de bombes, oublient si souvent de lever la tête et
de la regarder, cette voûte… L’effroi devant l’infini les envahirait, et,
pour les plus heureux d’entre eux, un grand éclat de rire les saisirait
devant la futilité de leur comportement. Il est étrange d’observer le
formidable élan d’humanité poussant les uns vers les autres, lorsqu’un
cataclysme tellurique ou météorique se produit quelque part sur la planète.
Comme il s’agit d’un phénomène exogène, indépendant de son pouvoir de
destruction propre, une peur viscérale, animale, celle de l’impuissance
humaine se manifestant devant l’imprévisible, s’installe chez l’homme,
redevenu pour un temps «l’homme adamique», capable de générosité, d’amour,
d’abnégation.
La voûte étoilée est comme le toit d’une chapelle. Symbole de l’obscurité
dans laquelle nous sommes tous, dans laquelle nous avançons tous à tâtons;
elle nous invite à tous nous rassembler - peu importe que nous soyons maçons
ou que nous ne le soyons pas -, à nous tenir les uns près des autres pour
avancer dans notre nuit vers la lumière. Dans ce silence sidéral, devant ce
spectacle cosmique, nous sommes dans l’attente d’une révélation du Mystère
de Dieu, invités à la plus grande humilité, si seuls devant l’infini et si
dépendants les uns des autres.
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