Suite au dossier de notre édition de décembre 2002
Le Temple, lieu sacré [?]
ALAIN BERNHEIM (Revue maçonnique suisse: fevrier 2003)
Le choix des mots de ce thème me semble illustrer une double dérive.
L'une généralisée (emploi d'un mot pour un autre, ou métonymie), l'autre
maçonnique (assimilation inconsciente de la francmaçonnerie à une église,
malgré de nombreux démentis officiels, autorisés et justifiés).
Temple
Dans les textes maçonniques anglais et français du 18e siècle, le mot
temple est associé au temple de Salomon ou temple de Jérusalem, archétype de
notre franc-maçonnerie: Q. How stands your lodge An[swer] east and west as
the temple of jerusalem.1 Q. How is it
situated? A. Due East and West.2 Q. Did you
ever work? Yes, in the Building of the Temple.3
Autrement dit, la loge des maçons est orientée d'Est en Ouest comme l'était
le Temple de Jérusalem, et les maçons y travaillent à l'édification du
temple. Le mot temple se rencontre aussi dans l'expression «des cachots pour
les vices Et des temple pour les vertus», mots qui proviennent d'un poème de
1737,4 qui se retrouveront ensuite dans de
nombreuses instructions maçonniques: A quoi s'occupe-t-on dans votre L.? On
y élève des T[emples] à la VERTU, et on bâtit des P[risons], pour les VICES.
Temple et loge
Les premiers textes et instructions de langue française utilisent le mot
loge pour désigner l'endroit où se réunissent les francs-maçons et ces
francs-maçons euxmêmes.
1737. Il faut d'abord être proposé à la Loge comme un bon sujet […] le
Récipiendaire est conduit… dans une des Chambres de la Loge […] & on lui
fait faire trois tours dans la Chambre, au tour d'un espace d'écrit sur le
Plancher, où l'on a crayonné une espece de représentation, sur deux colomnes
des débris du temple de Salomon.6
1745. Franc-Maçon (en Anglois Free Mason) signifie Maçon libre. C'étoit dans
l'origine une Société de personnes, qui étoient censées se dévouer librement
pour travailler un jour à la réédification du temple de Salomon. […] Les
Assemblées Maçonnes s'appellent communément Loges. […] Salomon le fit venir
[Hiram] de Tyr pour travailler aux ornements du temple […] ils conviennent
tous que c'est en mémoire de l'Architecte du temple de Salomon, qu'ils font
toutes leurs cérémonies […]7
L'un des plus anciens emplois du mot temple, au singulier et sans
association avec Salomon, se rencontre dans le rituel officiel du GODF de
1786:
On Le conduit au trone [à l'autel] et à la droite du Vénérable par [les]
trois pas d'apprenti [,] dont Le [F…] premier Surveillant Lui montrera La
Marche [,] en Lui faisant monter les trois premiers degrés du temple.8
J'ignore à partir de quand le mot temple a été employé en français pour
désigner le local de la loge et pourquoi. Mais il ne me semble pas
impossible que ce soit en rapport avec le culte de la déesse raison au cours
de la Révolution française.9
Lieu sacré?
Si les temples utilisés comme lieux de culte par les religions révélées
sont en général des lieux sacrés - une cérémonie particulière consacre une
église catholique, j'ignore si tel est le cas pour un temple protestant ou
pour une synagogue -, tel n'est pas le cas pour une loge.
- Au sens de local utilisé pour des réunions maçonniques, une loge
est une pièce - ou une maison - parfaitement ordinaire.
- Au sens de groupe de maçons, une loge est constituée par le Grand
Maître (voir les deux pages du Postscript de l'édition 1723
d'Anderson, intitulé Here follows the manner of constituting a New
Lodge […]). S'il est vrai que la maçonnerie anglosaxonne connaît
aujourd'hui une cérémonie dite de «consécration », cette cérémonie
n'a été introduite en Angleterre qu'en 1775 par Preston.10
- Par contre, au troisième sens du mot, se rencontre non pas un
élément sacré, mais un élément magique. Après avoir prononcé
certains mots et accompli certaines actions, le VM déclare au cours
du rituel que la loge est «ouverte» ou «fermée». Cette loge-là n'a
ni localisation ni dimension concrète et n'existe que quelques
instants dans le temps et dans l'espace.11
Alain Bernheim, Les Amis Discrets, Montreux
Notes
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1. |
Edinburgh Register House MS. 1696. |
2. |
Masonry Dissected, [Enter'd Prentice's Degree] (1730). |
3. |
Masonry Dissected, [Fellow-Craft's Degree] (1730). |
4. |
«Et je vois clairement que tous nos édifices/Sont ainsy qu'on l'a
dit, des cachots pour les vices/Et des temples pour les vertus.» Cité in
Pierre Chevallier, Les Ducs sous l'Acacia (1964): 207. |
5. |
Vrai Catéchisme, MS transcrit et publié par Alain Bernheim in
Masonica (GRA, Lausanne). «D. Qu'y faiton à la loge de St-Jean? R. On y
élève des temples à la vertu, et l'on y creuse des cachots pour les
vices,» ([Guillemain de saint-Victor] Recueil Précieux de la Maçonnerie
Adhonhiramite, éd. 1787: 14). |
6. |
Reception d'un Frey=Maçon (1737). |
7. |
L'Ordre des Francs-Maçons Trahi, pp 18,19,45,46 et 80 (1745). |
8. |
Rituels du Rite Français Moderne 1786 (fac-similé manuscrit,
Slatkine 1991): 39. Les variantes entre crochets reproduisent les
principales variantes du texte intitulé Formule d'initiation pour le
grade d'App. adoptée par le G. Or. Et par lui prescrite à toutes les LL.
De sa Correspond. Pour maintenir l'uniformité si désirable entre la
fraternité, transcrit et publié par Arthur Groussier in Documents
relatifs à l'Histoire du GODF entre 1928 et 1934. On remarquera la
variante trône / autel. Le cahier de l'Architecte Préparateur du même
rituel indique que le Tableau dessiné à la craie sur le plancher
représente «Les sept marches mystérieuses et le Pavé mosaïque du
Portique du temple.» |
9. |
«On a maintes fois décrit cette célèbre fête, et comment une
Liberté, empruntée à l'Opéra, siégea - gracieusement drapée de tricolore
- sur l'autel de la Raison.» (Louis Madelin, la Révolution, XXXI: 346). |
10. |
Dans la 2e édition (1775) des Illustrations of Masonry (voir Haunch,
AQC 83: pp. 1,7 et suivantes). |
11. |
«Quelle hauteur? Des coudées sans nombre.» (Masonry Dissected 1730 &
Catéchisme 1744). «De la surface de la terre, jusqu'au Ciel.» (Dialogue
between Simon and Philip 1723-25, qui donne de ces mots l'explication
suivante: «parce que toutes les loges se réunissaient autrefois en plein
air» & Trahi 1745). «De quoi est-elle couverte? D'un Dais céleste,
parsemé d'étoiles d'or.» (Catéchisme 1744). «Sur quoi est-elle fondée?
Sur trois Colonnes, la Sagesse, la Force, & la Beauté.» […] (Trahi
1745). |
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