La Raison
Les jeux de pouvoir de la Raison
FLUMEN FRATERNITATIS, GENÈVE (Revue maçonnique
suisse: juin/juillet 2003)
Entrant de plain-pied dans un domaine de la philosophie
pure, nous aurons la sagesse de considérer nos modestes cogitations avec une
authentique humilité alors que les plus grands penseurs que l’humanité ait
portés (Aristote, Descartes, Pascal, Spinoza, Kant, Nietzsche, Alain, ou
Sartre), ont fait de l’étude de la raison un des piliers de leurs œuvres
aujourd’hui universelles.
Voltaire défendait que «tous les raisonnements des hommes
ne valent pas un sentiment de femme». De nombreuses citations pourraient
appuyer tant les partisans du rationalisme que les défenseurs d’une pensée
moins contraignante, et le combat d’idées sur un tel enjeu ne finirait
jamais. Car la raison est contraignante. Elle l’est, en fait, autant qu’elle
peut être libératrice. Avant de prendre le parti d’avancer dans telle ou
telle approche, quelques questions se livrent néanmoins. La raison estelle
ce qui doit mobiliser nos actes? La raison est-elle toujours morale? La
raison garantitelle la liberté?
L’opposition traditionnelle au cœur démontre que la raison
ne se suffit pas à elle-même; c’est pourquoi elle doit souvent être mise en
opposition à autre chose, qu’il s’agisse de la passion, de la folie, de
l’illogique ou de l’irrationnel.
La raison et son système binaire bien-mal, vraifaux, nous
conduit inévitablement à l’interdit. Est-il donc raisonnable d’être
raisonnable? Pendant des siècles on a fait croire au monde que seule la
raison était bonne et on est encore aujourd’hui largement sous l’effet de ce
dogme. Et ce, au mépris de l’intuition voire de l’instinct. Kant, philosophe
allemand du XVIIIe, dans sa Critique de la Raison pure affirme que «toute
notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et
finit par la raison». Kant étudie le mécanisme de la Connaissance. Et la
Connaissance est ce que nous venons chercher ou approcher en loge. Il
démontre ainsi que tout savoir est un produit de collaboration entre les
sens et l’entendement. La raison est notamment la faculté de pensée à
laquelle nous devons certaines idées métaphysiques, et notamment celle du
divin.
Lorsqu’on ne sait plus faire autrement
La raison est le véhicule que l’on utilise lorsqu’on ne sait
plus faire autrement. C’est pour avoir observé que la colonne d’eau ne
dépassait pas une certaine hauteur dans les pompes que les fontainiers de
Florence se posèrent la question du pourquoi. Ils mirent ainsi en mouvement,
de façon indirecte, l’effort d’intelligence méthodique de Torricelli. Le
physicien italien initialisa des recherches en hydrodynamique et formula la
première loi quantitative d’écoulement d’un liquide par un orifice étroit
placé à la partie inférieure d’un vase (Loi de Torricelli, (1644). La raison
organise donc à la fois la pensée, les intuitions sensibles, les
perceptions, et les objets, selon des principes de qualité, de quantité, de
relation et de modalité. Dans le domaine du savoir nous ne pouvons rien
concevoir de supérieur à l’ordre. Or, la raison exprime, sous une forme
constante, un ordre que nous transposons spontanément dans l’univers.
Certes, nous ne sommes pas sûrs, même en l’état actuel des connaissances
scientifiques, que nos vues humaines correspondent à l’essence véritable des
lois naturelles. Nous en serions donc encore au stade de la tentative
puisque Hegel affirme que «l’humanité travaille à faire la preuve».
Cette preuve est-elle bien raisonnable? Le philosophe
français Blaise Pascal, auteur des Pensées, a voulu démontrer Dieu par la
raison, et prétend avoir réussi. Mais comment soutenir une telle thèse
lorsque le personnage de Jésus (fils de Dieu de son état, selon la tradition
chrétienne) était, quelque part, parfaitement déraisonnable. Il est
toutefois écrit que
«ce qui est sagesse aux yeux des hommes est folie aux yeux de Dieu et que
ce qui est sagesse aux yeux de Dieu est folie aux yeux des hommes». Le
Christ était donc parfaitement déraisonnable (mais conscient), ce qui
démontre que la loi du nombre n’est pas nécessairement porteuse de la
vérité. Elle est une probabilité. Elle donne l’apparence de, mais n’est pas
nécessairement.
L’art comme anti-poison
L’homme n’est pas esprit pur, ni sa pensée exclusivement
rationnelle. Tout effort de méthode procède à la fois par élimination et par
suggestions imaginatives. Blaise Pascal, encore lui, notait que
«l’imagination est d’autant plus dangereuse qu’elle ne conduit pas toujours
à l’erreur». Reconnaissance extraordinaire, assortie de quel jugement!…
Dans cette logique, la raison est l’antidote de la poésie,
c’est même l’anti-poésie. Pour le poète ou l’artiste, donc pour la Beauté,
la raison est une préfiguration de la mort, de l’extinction, de la fin de la
créativité. C’est la lettre qui tue l’esprit.
Ce qui nous intéresse dans la raison, c’est précisément la
déraison, l’irrationnel, l’illogique, l’extravagance. Ce qui nous intéresse
dans la déraison, dans ce qui n’est pas raisonnable, c’est d’oser la
liberté. C’est la capacité de penser, de ressentir et de faire autrement. La
possibilité de faire un pas de côté sur son axe de marche. C’est la
créativité, l’apparemment absurde, l’irréfléchi, l’insensé, le «fou». C’est
le différent, le nouveau, l’autre chose. C’est la faculté que nous avons de
sortir du convenu, du conventionnel et de l’apparemment admissible. C’est la
recherche, la quête même. Nous touchons ainsi l’essence du devenir. Nous
sommes au cœur même de la vie, là où l’art et l’amour ne font plus qu’un
dans leur principe, ne laissant aucune place à la raison, trop dogmatique.
Tout ne s’explique donc pas: c’est le grand drame de la
raison. Elle qui enquête sur le passé. Elle qui cherche l’explication, le
mobile, le lien perpétuel entre la cause et l’effet. Même dans la pensée
législative, la raison travaille toujours à poser un cadre propre à régler
les problèmes anciens ou connus. La raison est rarement prospective, car
pour l’être, il lui faudrait l’imagination, ce qui lui est parfaitement
contraire par nature. L’imagination est ouverture à la perception, à
l’inspiration. L’inspiration, ou l’intuition, est une connaissance qui agace
souvent car elle échappe à la raison. Comment peut-il y avoir connaissance
dont la source est intangible, insoumise à la preuve et à la mesure? La
raison construit, bâtit, mesure, compare et prouve. L’imagination reçoit et
vit avec ce qui est reçu. Elle exprime.
«Heureux ceux qui croient sans avoir vu» dit Jésus à Saint-Thomas.
Un instrument de pouvoir immense
Dès lors peut-on être rationaliste et avoir la foi? Au nom
de la raison, peut-on aller jusqu’à la mauvaise foi? La raison est-elle
l’élément modérateur des extrémismes?
Le code maçonnique dit à chacun d’entre nous:
«Evite les querelles, préviens les insultes, mets toujours la raison de
ton côté». La raison à laquelle il est fait appel ici est du domaine du
non-passionnel. C’est au moins le contrôle de soi, à défaut d’être la
maîtrise. Mais, est-elle la sagesse? Ça manque sans doute un peu d’humour
pour l’être.
Il n’est dit nulle part que la maîtrise serait une
consécration de la raison. Sans doute la Maîtrise consiste-t-elle à trouver
ce point mobile du juste équilibre entre ce qui est visible pour les yeux et
ce qu’on ne voit bien qu’avec le cœur. La raison est un instrument de
pouvoir immense. C’est le monde de la plausibilité au détriment de celui de
la vérité, c’est l’exercice de la conviction (avoir raison de) et du
jugement quand on donne raison à. On peut avoir la passion de la raison et
de ses jeux, dont l’un des plus dangereux et tendancieux restera le
sophisme.
Le temple de quelle raison?
Convenons que la raison est l’ensemble des facultés de
jugement, de pensée et de mise en relation des choses entre elles, pour
autant qu’elles soient accessibles à l’entendement. La foi dépasse la
raison. Dieu aussi. L’infiniment grand ou petit, tout autant.
La raison véhicule les notions d’évaluation et de jugement
jusqu’à induire des notions de pouvoir (avoir raison, avoir raison de, pour
exprimer la nécessité de dominer, venir à bout), de discernement (bien-mal,
vrai-faux), de motif suprême et justification de l’illégal (raison d’Etat),
et de cause réelle jusqu’à justifier l’existence (raison d’être). Bon sens
et sagesse sont également au rang des multiples connotations de ce mot.
Ne nous cachons pas que la raison induit une forte notion de
rapports de force, de persuasion et de pouvoir. Des expressions très
révélatrices telles que «sans raison»: pour exprimer l’arbitraire, «se faire
une raison» qui revient à accepter ce qui ne peut être changé avec
résignation, ou «entendre raison» pour celui qui se laisse convaincre, sont
là pour démontrer que la raison peut être un redoutable instrument de
pouvoir sur autrui et n’être pas que la capacité d’exercer de nobles
facultés.
L’âge de raison, que l’on voit nos chères petites têtes
blondes atteindre avec une larme attendrie, est le temps où le mental prend
irrémédiablement le pas sur l’intuition. Dès lors commencent nos problèmes
avec l’invisible, le subtil, l’éthérique.
La raison s’apparente à la vérité. A tel point qu’avoir
raison signifie être dans le vrai et dans le juste, ce qui a priori a tout
pour nous convaincre et nous rassurer, nous, maçons, que tout va pour le
mieux dans le meilleur des mondes.
Rester soi-même avec l'autre
Physiologiquement, la raison se trouve logée dans
l’hémisphère gauche de notre cerveau, dans le lobe dit cortical. Le cortex
gauche est le domicile de la raison, de notre sens analytique, de notre goût
pour la mesure (expression de la sagesse), du technique. C’est cette partie
du cerveau qui veut comprendre, qui pense et connaît le visible et le
tangible. Elle se distingue au moins par l’intuition, cette autre faculté
qui sait et englobe le tout par les sentiments et/ou les émotions.
Une vision assez similaire est donnée par l’arbre des
sephiroth qui se présente sous la forme d’un arbre de vie, lequel comporte
deux branches principales et un axe central.
La branche de gauche est appelée «colonne de justice», elle
est la force de limitation, de détermination, de définition. Elle est la
rigueur. C’est l’univers de la maîtrise, du pouvoir et de la justice. C’est
la sphère de la loi et de la différence. Pareille à la raison qui analyse,
distingue, dissèque, découpe, juge et évalue. Toute seule, elle reste dure,
rigide et froide.
Dans le temple nous retrouvons cette articulation: la raison
correspond à la colonne B, celle du nord, des apprentis, dont la
signification est «en force». Elle exprime cette même rigueur et cette même
limitation. C’est la place du 1er surveillant qui préside à la destinée des
compagnons et qui invoque la force pour achever la construction de
l’édifice.
La branche de droite est appelée «colonne de générosité».
Elle est la grâce et l’amour. C’est une force d’expansion, d’extension, qui
se laisse aller à sa nature de manière large, généreuse et spontanée. C’est
l’univers du même, c’est la totalité, force qui travaille par union,
communion, proximité, intimité, pareille à l’eau qui épouse toutes les
formes de manière indifférenciée. Cette force, si elle n’est pas maîtrisée,
déborde, se répand partout et peut provoquer perte et destruction.
A droite, comme l’hémisphère de notre cerveau, la colonne J,
celle du midi, celle des compagnons, exprime la grâce et l’amour. Elle
signifie «il établira», il affermit, il fonde le Oui du monde. C’est la
place du 2e surveillant, qui demande que la beauté orne l’édifice.
Côté logique, si la raison est indispensable à la
construction de l’édifice, elle n’est de loin pas suffisante. Le monde ne
peut reposer sur la seule justice sans le risque de devenir justicier, ce
qui serait insupportable, ni sur l’amour seul, ce qui serait destructeur et
peut-être déstructurant. La réalité véritable consiste dans l’équilibre des
deux forces. A savoir, rester soi-même avec l’autre respecté dans sa
singularité, aider sans humilier, collaborer sans manipuler, se dévouer sans
se nier.
Allant au-delà de la raison, nous avons une chance de relier
l’invisible et le visible, le fondement (Iesod) et la couronne (Kether). Le
rôle du philosophe, et celui du maçon, n’estil précisément pas de sortir du
convenu et du conventionnel pour oser explorer les limites, d’oser une
attitude, une recherche, une idée différente qui fasse progresser l’homme,
profane ou initié, la loge, et l’humanité? La raison voudrait pourtant que
l’on s’en abstienne.
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