Entretien avec Bruno Etienne, homme aux multiples facettes
«L’ordre maçonnique doit être veilleur autant qu’éveilleur»
(Revue maçonnique suisse: octobre 2004)
Le 12 juin dernier, invité par le Groupe de recherche Alpina, Bruno
Etienne donnait une conférence à Lausanne devant un public nombreux et
attentif. L’anthropologue renommé, auteur d’une bibliographie considérable,
membre de la loge «Règle et Liberté» à Aix-en- Provence (GODF), s’exprimait
sur la problématique de la tolérance de la franc-maçonnerie visà- vis des
religions et du pluralisme. Nous l’avions rencontré la veille pour
l’entretien qui suit afin d’en savoir davantage sur lui, couvert de titres
et de distinctions, entre autres docteur en droit et agrégé de science
politique, directeur de l’Observatoire du religieux et membre de l’Institut
Universitaire de France, chevalier de la légion d’honneur.
Alpina: Tu affirmais il y a quelque temps que la
franc-maçonnerie doit se situer dans le champ religieux, affirmation que
d’aucuns trouveraient surprenante, non?
Bruno Etienne:
Pourquoi le serait-elle? Cela dépend comment l’on définit le mot
religion. Il est banal de rappeler qu’étymologiquement il signifie relier.
Or, lorsque l’on consulte les Constitutions d’Anderson il est bien dit que
la maçonnerie relie entre eux des hommes qui autrement ne se seraient jamais
rencontrés. Mais la vraie question est qu’en Occident et plus
particulièrement en Europe on confond souvent religion et Eglise catholique,
or pour l’anthropologue le champ religieux se conçoit de façon beaucoup plus
large que par le simple fait qu’il existe une divinité ou une Eglise
institutionnalisée. Il s’agit plutôt de savoir quelle est la conception
qu’un groupe donné a de la place de l’homme dans le cosmos. Dès lors on
parlera plus volontiers de cosmogonie. On peut ainsi mettre dans le champ
religieux de nombreuses activités humaines qui n’apparaissent pas comme
étant liées à une divinité et à une Eglise uniques. Nous aurons un ensemble
de pratiques productrices de sens pour le groupe qui y adhère, et dans ce
domaine la maçonnerie avec ses rites et symboles correspond parfaitement à
cette définition.
A.: L’athéisme serait par conséquent inconcevable?
B.E.: L’athéisme n’existe pas. D’abord, si je me déclare athée je
me situe déjà par rapport à theos. Si je me dis agnostique confessionnel,
alors je considère comme équidistantes toutes les formulations que l’homme
propose pour répondre à son angoisse métaphysique et là nous sommes à
nouveau dans le champ religieux.
A.: Comment déterminer, en tant qu’anthropologue, l’adjectif
«initiatique » aujourd’hui mis à toutes les sauces?
B.E.: Pour mes confrères et moi il est très précis. J’ai travaillé
sur environ quatre-vingt sociétés, confréries, corporations, ordres
initiatiques dans un assez large éventail de pays. On constate que le
processus initiatique est le même partout. L’initiation est en premier lieu
un changement d’état, l’ego n’est plus identique à ce qu’il était après ce
mécanisme, il devient à la fois un «moi» et un «nous». Dans toute
l’anthropologie connue, actuelle ou historique, il y a constamment dix à
onze caractéristiques incontournables du processus initiatique, seules
changent les formes culturelles que prennent les étapes. Celui de la
francmaçonnerie est archétypal et paradygmatique, donc il est exact.
A.: Comment envisagestu l’avenir de la maçonnerie dans cette
Europe qui se construit, péniblement mais se construit quand même?
B.E.: La manière dont je la vois ne correspond pas au chemin
qu’elle prend. Il est à mon avis nécessaire qu’en cette période de
mondialisation et de matérialisme, abject dans l’individuation absolue, que
la maçonnerie soit ce que les Anciens nommaient une «vigilance», notre ordre
doit être un veilleur et un éveilleur, quelles que soient les formes qu’il
prendra dans son organisation et les conditions dans lesquelles se bâtit
l’Europe. Nous avons à dire que le monde est aussi spirituel, la
transcendance n’a pas disparu, nous avons à dire que l’homme peut aussi se
réaliser par l’ascèse, le travail sur soi. Si chacun édifie son temple
intérieur la maçonnerie ira mieux et ainsi l’environnement où elle existe.
A.: Quelle est l’origine de ton intérêt pour l’islam qui t’a
conduit à écrire plusieurs ouvrages remarqués sur le sujet?
B.E.: La raison en est fort simple, je suis d’une génération de
guerres coloniales donc en 1959 je suis parti en Algérie. J’y ai appris
l’arabe et soutenu l’une des premières thèses sur l’indépendance de ce pays,
où je suis resté jusqu’en 1974 après avoir occupé différents postes. J’ai
ensuite été nommé professeur à Casablanca, au Caire, à Istanbul. Est-ce
hasard, nécessité, baraka?
A.: As-tu un jardin secret?
B.E.: Les arts martiaux, que je pratique depuis l’âge de quatorze
ans. Je suis actuellement 4e dan de karaté. Etant donné ma spécialité je
suis assez souvent invité dans des universités japonaises. Deux fois l’an je
rends visite à mon vieux maître de karaté-do Mabuni Ken’ei au Japon, dont je
pratique la langue. Je lui ai fait écrire ses Mémoires et elles viennent
d’être publées chez Dervy, à Paris, sous le titre La voie de la main nue.
Tous mes travaux d’anthropologie se trouvent confirmés par ce Monsieur, il
arrive au même résultat qu’un Saint Jean de la Croix sur les plan spirituel
et cosmologique. Le karaté est pour moi l’autre voie initiatique.
A.: Parles-nous de l’Ordre maçonnique de La Fayette, décerné
pour la deuxième fois cette année, et dont tu as été récemment le
récipiendaire?
B.E.: J’ai quarante-cinq ans de maçonnerie et j’ai accompli tout
le parcours. Aujourd’hui je suis l’aumonier de mon atelier. J’ai reçu cette
distinction devant le Conseil de l’Ordre parce que le Grand Maître Alain
Bauer a estimé que j’avais fait du bon travail.
A.: À propos de travail, à quoi te consacres-tu à présent?
B.E.: J’ai deux thèmes en chantier, le premier: une étude
comparative sur le statut des cultes en Europe, le second: les Français et
le pluralisme religieux.
|