Une quête de la sagesse sous des auspices particuliers
La véritable Ella Maillart
«Le sort m’a donné des yeux qui aiment voir», dit-elle un jour,
lançant aux oreilles des gens l’une de ces perles dont elle était la
première à s’émerveiller. Mais ses auditeurs virent-ils dans ses perles, en
l’espèce dans celle-ci, ce qu’elle y découvrait elle-même? C’est à la
certitude qu’il n’en est rien que je dois d’entrer en lice.
CHARLES RITTMEYER † (Revue maçonnique
suisse: fevier 2003)
Des yeux qui aiment voir, qu’est-ce à dire? Ceux qui l’entendirent
s’extasièrent devant ce «qui aiment voir». Voir le lac, les vagues, toutes
sortes de gens, des pays différents du nôtre, la vue plongeante de
Chandolin, les hauts sommets pleins de lumière qui les couronnent, les
fleurs suivant la course du soleil, les insectes agiles, les papillons
gracieux et multicolores? Certes. Mais Ella apprit, au cours de ses
multiples voyages d’exploration, qu’au niveau proprement humain voir
signifie avant tout, à plus forte raison en fin d’existence: comprendre. Ce
que la plupart des gens ignorent ou sous-estiment. Cette face-là de la
prénommée échappa en général, en particulier aux nombreux reporters qui
écrivirent à son sujet. De tous côtés, on voulait une Ella Maillart
photographe, descriptive, n’abordant surtout pas les questions qu’elle se
posait et qui furent pour une large part à l’origine de son existence
tourmentée, la poussant toujours plus loin dans l’espoir de parvenir
toujours plus haut. Par exemple, elle a prononcé ou écrit cette phrase
significative, qu’on s’est plu à répéter: «Comme enfant déjà, je me posais
des questions auxquelles les adultes ne savaient pas répondre». Qui s’en est
trouvé interloqué? Certainement pas ceux et celles qui la dérangeaient -
elle enrageait littéralement à ce sujet - pour obtenir une dédicace dans
l’un ou l’autre de ses livres.
Manifestement donc, il y a lieu de creuser davantage et de rectifier bien
des assertions, si l’on veut se trouver en présence de «la véritable» Ella
Maillart.
Dégarnissons, enlevons le stuc…
Il va sans dire qu’une personne que les points de vue communs ne
satisfont pas dérange. Tout son entourage directement intéressé (les
journalistes, ses présentateurs au public ainsi que ses éditeurs qui lui
firent une publicité effrénée, troublant sans vergogne son repos) s’évertua
à présenter les fleurs d’Ella sans les épines à effets grinçants qu’elles
comportaient au sortir de son jardin. C’est ainsi qu’on tut soigneusement,
de crainte d’inquiéter les autorités en place, qu’elle rejetait avec la
dernière énergie non seulement toute croyance, mais encore le fait de
croire. Comment pourrait-il en aller autrement quand on aime voir, quand on
cherche à tout comprendre, quand on rejette, avide de Lumière, tous les
clairs-obscurs dont se satisfont les fainéants et ceux qui ne font que les
endormir davantage?
Il faut dire à ce propos qu’Ella savait être discrète. Elle était très
directe dans son langage, quand il s’agissait de remettre en place un
interlocuteur ou d’exprimer ses idées. Mais elle ne parlait qu’à voix basse,
craignant leurs foudres du point de vue de son gagne-pain, quand elle
trouvait à redire aux institutions. Cette prudence, ainsi que le manque de
spontanéité qu’elle entraîne, elle l’apprit très tôt au cours de ses voyages
et de ses contacts avec des populations dont elle recherchait plus le
concours que l’opposition.
On nous a présenté une Ella ne correspondant que fort peu à la réalité.
Ainsi, ceux qui turent sa hargne à voir clair et encore plus clair
s’allièrent avec les superficiels pour l’aduler, pour, la coupant de ses
sources, en faire une sorte de génie, ce qui l’irritait au plus haut degré.
Elle considérait ces gens comme de la broutille, victimes qu’ils étaient, à
ses yeux, du processus classique de divinisation par méconnaissance du
sujet. Comme nous aurons l’occasion de nous en assurer, Ella avait passé le
stade de la complaisance de soi. Contrairement à certaines apparences, dues
au fait qu’elle était manipulée sous l’angle de sa production littéraire
(voir par ex. dans le quotidien «Le Matin» du dimanche 22 décembre 96,
l’invitation au coeur d’un grand reportage: Lire Ella Maillart, titre suivi
de pour connaître les extraordinaires voyages d’Ella Maillart, une solution:
se plonger dans ses livres, exhortation suivie des titres de ses 7 ouvrages
réédités), Ella était affligée de se voir ainsi portée aux nues.
Certaines de ses connaissances elles-mêmes se laissèrent éconduire par
tant de tapage, comme si elle y était pour quelque chose. Autre exemple: en
ses toutes dernières années, alors qu’elle n’avait plus ni voix ni station
droite, elle dut se rendre à Londres pour y donner une conférence, «dans le
seul but de promouvoir la vente de ses livres traduits en anglais», me
dit-elle pleine de rage. L’article précité avait pour titre clinquant: Ella
Maillart, entre ciel et terre. Article fort bien fait d’ailleurs sous la
forme d’une interview comportant plusieurs perles d’origine. L’Illustré du 9
avril 1997, de son côté, lui a consacré dix pages d’une très belle venue,
«en hommage» posthume, reproduisant de superbes photos prises au cours de
ses voyages. L’article de présentation comporte d’excellentes choses, mais
il défigure souverainement l’intéressée, en la rabaissant au niveau émotif
de son auteur. Son titre tout d’abord: Ella Maillart, chercheuse d’éternité,
était trompeur. Ella était tout qu’une spiritualité préoccupée de vivre
éternellement. Même à la fin de ses jours, elle répétait qu’à ses yeux
«l’éternité est l’instant présent», ajoutant que ni le passé ni l’avenir
n’étaient dignes de retenir notre attention. L’auteur incriminé défigure
complètement son modèle, lorsqu’il se risque à écrire qu’il n’y avait rien
de cérébral chez Ella, dans son aspiration à la vérité. Comme si les
questions dont elle harcelait son entourage dès ses jeunes années… n’étaient
pas d’ordre intellectuel! C’est justement sur ce point-là, à ce sujet, que
cette femme déjouait tous les pronostics, échappait à tous ceux qui
s’imaginaient la saisir à leur niveau.
L’auteur se figure qu’Ella «recherchait la paix de l’âme, dans une quête
unique, inachevée, inachevable ». Rien de plus faux. Sa quête, précisément
parce qu’elle ne traînait pas dans les bas-fonds de l’émotivité, de la
mystique sensuelle, était non seulement achevable, mais s’est encore trouvée
achevée. Ella atteignit le but, la compréhension globale qui la fascinait,
quelque dix ans avant sa mort, nous le verrons. Ce qui ne l’a pas empêchée
de demeurer ouverte, curieuse, désireuse d’accroître son savoir.
Enfin, il n’est pas vrai non plus qu’Ella «se fichait des richesses
matérielles». Elle n’en était tout simplement pas obnubilée. Elle a,
paraît-il, vécu six mois à Moscou à 26 ans, avec 500 francs. Il est
toutefois certain qu’un homme, à sa place, n’aurait jamais pu réussir de
tels voyages, ni s’en tirer avec si peu d’argent. Car, en tant que femme,
elle n’inquiétait pas les peuplades visitées; en outre, la joie de vivre qui
perçait dans son sourire, lui ouvrit toutes les tentes et tous les foyers.
Elle a si bien vécu de charité, qu’elle tenta de poursuivre dans cette voie,
une fois établie à Chandolin. J’ai toujours devant les yeux le maçon du lieu
qui construisit son chalet, lorsqu’il éclata de colère en apprenant qu’Ella
plaçait de l’argent en achetant des terrains dans la région. «Dire qu’on lui
a donné des centaines d’heures gratuites et qu’on a travaillé pour presque
rien (il avait un fils aux études et était dans l’obligation de gagner
normalement sa vie) en croyant qu’elle était pauvre, comme elle n’arrêtait
pas de le répéter!»
Davantage, elle se faisait régulièrement prier de payer la facture du
panier de commissions par les personnes disposant d’une voiture qui avaient
consenti à procéder, à sa demande, à des achats en plaine. Elle était
inquiète pour ses vieux jours, avant que des hommes d’affaires ne
l’entraînent dans leur giron en republiant ses livres. On peut dire qu’elle
avait si réellement vécu de peu, qu’elle avait pris l’habitude, comme tous
les gens de son espèce, de gratter, alors même que les circonstances ne
l’exigeaient plus. Je ne dis pas cela pour ternir l’éclat d’Ella. Je rétabli
la vérité parce qu’elle doit l’être, et parce que son portrait n’en devient
que plus proche de chacun, plus réaliste et plus digne d’intérêt, du point
de vue de son évolution. Abordons-la maintenant sous son jour véritable, en
relevant quelques-unes de ses réactions la plaçant d’emblée hors du commun.
1960: mon premier vrai contact avec elle
Je me trouvais juché sur une échelle à cinq ou six mètres du sol, en
train de clouer une latte en bordure du toit, lorsqu’une voix féminine
m’interpela: «Charles, Charles, descends, vite!». Me retournant non sans
quelque difficulté, je vis Ella, toute essouflée, au pied de l’échelle:
«Angeline est à ses derniers moments», me confia-t-elle en baissant la voix.
«Tu as ton gros livre, ta Bible?», reprit-elle. À ma réponse affirmative,
elle ajouta: «Enlève tes salopettes, prends ton livre et va au village». Je
descendis, et elle m’expliqua que cette mère de cinq enfants est à l’agonie
et que, terrorisé par la perspective de la mort, le curé (il avait eu il y
avait quelques mois ce qu’on appelait ici un coup de sang) s’était chaussé
et était parti pour la Bella-Tola, un sommet de 3000 mètres à 5 heures de
là. Elle me dit qu’il était impossible de laisser cette famille dans un tel
désarroi, qu’il me fallait me rendre au chevet de la moribonde et lire des
extraits de mon gros livre: il les impressionnerait tout en leur donnant la
certitude que le nécessaire a été fait pour que l’âme de la défunte monte au
ciel.
Cela fut fait. Tout se passa bien comme Ella l’avait prévu: les membres
de la famille ne cessèrent pas de discuter entre eux pendant mes lectures,
prouvant de la sorte que celles-ci étaient bien destinées à la moribonde,
plus exactement à lui rendre favorable le Dieu censé la prendre en charge.
Au point que je refis ces lectures une seconde fois, non sans avoir demandé
à la famille de faire silence, ce qui allait suivre s’adressant à eux, à
leur compréhension. Le résultat fut un émerveillement général. Curieusement
cependant, ce ne fut pas seulement la famille de la défunte qui m’exprima sa
reconnaissance, mais Ella elle-même, comme si l’événement s’était produit
dans sa propre existence.
Son attitude envers moi, très réservée auparavant, se transforma à partir
de ce jour en une ouverture totale, inconditionnelle. J’avais fait
connaissance de Chandolin en 1938, soit une année avant Ella Maillart. Elle
apprit par la suite que j’étais passé de l’école polytechnique en théologie,
ce qui me rendit plus que suspect à ses yeux. Elle avait systématiquement
balayé de son mental toutes les élucubrations relatives à un Seigneur Jésus
qui se sacrifie par amour pour nous et que le Dieu de derrière les nuages
récompense de son geste d’abnégation par la résurrection. Elle redoutait -
elle m’en a fait part plus tard - de m’entendre y revenir comme converti à
la théologie. Ce fait mérite de retenir notre attention, car il démontre
qu’Ella avait à son insu passé par le rejet impliqué dans le baptême de
Jean. Elle avait amorcé au plein sens du terme, le «changement de pensée,
d’intelligence» exigé (d’après le texte grec des évangiles) par le prénommé
et le Jésus historique, son associé de Qoumrân, pour mettre fin à l’emprise
mentale désastreuse de Jérusalem. Devenue de la sorte «une brebis perdue de
la maison d’Israël (figurée ici par les inepties du christianisme
traditionnel) », elle se trouvait disponible envers les réponses appelées
par les multiples et incessantes questions de «ses yeux qui aiment voir».
Si bien qu’on peut affirmer qu’Ella n’a jamais connu la mise au rancart -
systématiquement pratiquée par les croyants - du «Cherchez, et vous
trouverez» qui détermine la vie du psychisme. Aussi n’est-ce que lorsque
l’autorité ecclésiastique, à fin 1955 m’eût intimé l’ordre de renoncer à mon
enseignement, qu’Ella manifesta quelque intérêt pour celui-ci. Ses questions
se mirent à pleuvoir. Elle trouva néanmoins, ce qui ne saurait surprendre,
que mon ouvrage de circonstance Exploration de la pensée de Jésus était
difficile, malheureusement trop difficile pour faire passer le message. Au
fil des ans, je lui remis de main à main à Chandolin - parfois même en les
lui adressant à Genève en hiver - les pages les plus digestes et marquantes
de mes travaux. Nous nous en entretenions lors de nos entrevues, en son
chalet ou dans le mien. Et cela jusqu’en l’année 1960, où l’affaire de
l’accompagnement réussi de la mourante mit fin à ses dernières réticences.
Dans cette dernière affaire, elle avait montré qu’elle ne pouvait pas
vivre heureuse en présence du malheur des autres, lorsqu’il s’avère possible
d’y remédier. Elle ne se comportait pas différemment face à la nature: sous
ses yeux, les plantes devaient fleurir, et dans ses oreilles les chats
ronronner. Pas trace d’émotion au sens où l’entendent les émotifs, ces gens
sans questions, ces stérilisés mentaux qui pullulent de nos jours.
D’ailleurs, elle parlait de joie, de plaisir, jamais d’émotion, renchérit
Mme Rittmeyer. Ce terme d’émotion était absolument étranger à son
vocabulaire, ce qui n’est pas peu dire. Ce qui explique toutefois notre
parfaite convenance réciproque sur le plan de la recherche.
Le secret: l’insertion dans le Tout finalement réalisée
Sa quête incessante avait spontanément fait d’elle un Apprenti,
relativement à un Univers habilité à Parler, à nous enseigner, sous la forme
de notre perception du langage des faits. Son dialogue avec les sages
d’Extrême-Orient, puis avec moi-même fit d’elle un Compagnon de l’esprit qui
répond. Il ne lui restait plus qu’à se trouver «élevée à la Maîtrise». C’est
ce dont elle se rendit subitement compte, quand je lui eus fait part de mon
appartenance de longue date à la Franc- Maçonnerie et qu’elle m’avoua que
son père en faisait également partie! Ce fut l’entente parfaite. En effet,
depuis lors, je pus faire abstraction de mes points de vue apparemment
religieux en recourant au symbolisme maçonnique. Elle buvait du petit lait,
le transformait elle-même en crème du plus haut niveau.
On a pu classer les hommes en trois catégories: ceux qui s’intéressent à
la «bouffe» et au sexe; ceux qui s’intéressent aux histoires de gens et chez
qui la projection de soi (suprématie de l’Ego) est de rigueur; ceux enfin
qui s’intéressent aux idées. Ella Maillart était de cette dernière
catégorie. N’en déplaise à la plupart, aux journalistes notamment, ses
explorations la conduisirent à s’intéresser à des gens, non à des histoires
de gens, dont regorgent de nos jours la presse et les romans. Et encore,
elle ne s’intéressait à des gens que pour autant qu’ils marquent une
différence notable avec elle. Intérêt portant donc sur cette différence, -
avec à terme par conséquent une instruction, un enrichissement intellectuel.
Elle les observait en tant qu’éléments de sa quête personnelle de vérité,
pour les voir vivre, converser avec eux et en déduire de ce qu’ils pensent.
C’est ainsi qu’elle recueillit nombre d’observations de prix chez ses
interlocuteurs de l’Inde et du Tibet. Elle tenta, des années durant, de s’en
satisfaire, mais finit par en voir les limites et par éprouver le besoin
d’en dépasser la terminologie trop vague. L’idée par exemple d’étincelle
divine, dont elle paraissait encore se suffire dans sa déclaration
ci-dessous, éclata littéralement pour faire place à la notion maçonnique
d’Inconscient informateur qui nous transcende, d’ «Etoile dont le rythme de
flamboiement à notre égard s’accentue jusqu’à se transformer en un Soleil à
midi-plein, éclairant le psychisme du Maître d’une lumière sans ombre». Ces
précisions auront d’ores et déjà montré au lecteur que la fameuse «étincelle
divine» avait de quoi laisser Ella sur sa faim, par opposition aux faits
découverts par les dissidents de la mer Morte suivis des Francs-Maçons.
L’Illustré précité (9.4.1997) rapporte sous la plume de H.-L. M. cette
autre perle d’Ella, glanée je ne sais où: «Le bonheur, pour moi, serait
d’atteindre cet état de sainteté où cette étincelle divine envahit tout le
corps, le coeur, les sens, où on n’a pas besoin de chercher Dieu». Superbe
affirmation où «la recherche de Dieu» est synonyme, «lorsqu’on n’en a plus
besoin», d’accession à la plénitude de l’être, face à une relation avec
l’Univers devenue aussi limpide qu’à jamais émerveillante. Cependant,
bloquée par la notion sans lendemain ci-dessus d’étincelle divine, Ella ne
pouvait se rendre compte à l’époque qu’elle aspirait de tout son être, parce
qu’elle se situait déjà sur son seuil, à la métamorphose ultime. Elle n’en
deviendra consciente - réalisant cette dernière spontanément dans tout son
être - qu’en emboîtant le pas à l’Initiation maçonnique. Ce qui l’amena à
découvrir, en relation avec ce qu’elle vivait, l’incroyable adéquation de
l’image de Frédéric Nietzsche voyant dans son psychisme «un serpent
finalement emporté par un aigle dans les airs (son «au-delà de l’homme» dans
l’homme), comme un ami enroulé autour de son cou».
Cette perspicacité dans l’examen et l’explicitation des faits, dans la
recherche et la mise en lumière de ceux-ci, qui la caractérisait, Ella la
manifestait déjà dans les yeux: son regard tour à tour interrogateur et
émerveillé frappait ceux qui l’approchaient. L’un de ceux-ci alla jusqu’à
affirmer, lors de l’hommage télévisé qui lui fut rendu peu après son décès
(fin mars 1997): «Lorsqu’elle vous regarde, Ella vous rend transparent».
Pour dire, me semble-t-il, qu’elle ne se laissait pas arrêter par les
apparences, si trompeuses soient-elles. J’irai plus loin, et j’affirmerai
qu’elle était redevable de sa perspicacité et de la pénétration de son
regard au fait qu’elle avait enjambé «les petits contentements» dont se
satisfont les Profanes (les profanateurs de l’oeil qui la faisait vivre)
pour se mettre en chasse du Bonheur que ces petits contentements étaient
censés remplacer, comme le disait si bien Nietzsche. Il en est résulté
qu’Ella ne se laissait jamais arrêter en chemin, par qui que ce soit, à plus
forte raison par quoi que ce soit. Elle pressentait que cette opiniâtreté
était la clef du succès, pour autant évidemment qu’une réponse existât tout
là-bas. Tout là-bas où la sainteté - pour reprendre son expression - du
psychisme, du Conscient, rejoint celle de l’Inconscient qui nous transcende.
Je le répète pour terminer, Ella maillart finit par atteindre ce «tout
là-bas», par vivre cette fusion dernière entre le Conscient affranchi de
l’Ego et cet Inconscient royal dont les vérités vraies, authentiques,
corroborées par les faits, jaillissent et sanctifient le Conscient à sa
propre mesure. Lors d’une brève visite que je lui fis quelques mois avant sa
mort, elle me dit, dans la joie de cette communion profonde avec l’Univers
transcendant et ses représentants, au moment où je la quittais: «Reviens,
reviens, reviens!». Je lui répondis que malheureusement mes propres
rédactions, à l’âge avancé qui est le mien, ne me le permettraient guère. Et
je ne la revis plus. Je l’avais priée de ne jamais articuler mon nom,
sachant que celui-ci lui nuirait dans les cercles qui aimaient la
fréquenter. Elle tint parole. Elle avait compris, et admis à mon exemple,
que le domaine, que «le Royaume transcendant des idées», comme le biologiste
et Prix Nobel Jacques Monod l’appelait, se passe aisément de nous dans sa
propagation, précisément parce qu’il nous transcende, au départ aussi bien
qu’à l’arrivée.
«Où en est ton livre?», me demandait-elle régulièrement depuis une
dizaine d’années. Non sans marquer parfois son impatience, en particulier le
jour où elle eut cette répartie: «Il est urgent qu’il paraisse. Ce que tu as
à dire est capital. Ne tarde plus, sinon tu mourras sans l’avoir fait
paraître!». Elle était revenue de l’Inde et du Tibet, je veux dire des
points de vue de leurs sages. Certes, elle avait beaucoup reçu de ces
derniers, et elle ne le cachait pas: «Ils nous font comprendre que tout est
en nous, que c’est à nous de découvrir ce centre essentiel» (Le Matin,
22.12.96, p.29). Mais elle n’en resta pas là. Elle emboîta le pas à la
«sagesse» esséno-maçonnique et, forte de ces nouvelles considérations,
«découvrit ce centre essentiel», comprit - c’était là ce qu’elle entendait
par «découvrir» - ce qui se passe au niveau transcendant de son être. Dans
le passé, il lui arrivait ici-là d’arrimer au drapeau suisse de son chalet
un drapeau de prière tibétain, blanc et de forme haute. Mais ce n’était, à
l’époque déjà, que pour rendre hommage à la sagesse et à la sérénité des
sages de ces contrées, sagesse et sérénité si proches de ceux qui viennent
s’établir en ce haut-lieu des yeux qu’est Chandolin. Elle déplorait, en ce
temps déjà, le fonds superstitieux de cette religion, dans le cas
particulier l’idée que le vent va se charger de faire parvenir à la divinité
les prières - bassement intéressées, matérialistes - en cause. Il s’ensuit
que les personnes qui, sitôt après le décès d’Ella, crurent lui rendre
hommage en suspendant de tels drapeaux sur un cordon à lessive au Calvaire
de Chandolin (où furent dispersées «au vent» ses cendres) l’ont à leur tour
considérablement rapetissées, la rabaissant à leur niveau de mimétistes,
d’être inaccomplis.
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