Oswald Wirth et «une certaine idée» de la franc-maçonnerie
Les Mémoires de Guerre du Général de Gaulle s’ouvrent par deux
phrases célèbres: «Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la
France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison». Ces mots
s’appliquent parfaitement à Oswald Wirth dont les convictions, à propos de
la manière dont un homme doit prendre ses responsabilités, se manifestent
dès l’âge de seize ans. Wirth demeurera, sa vie maçonnique durant, un
contestataire dans le meilleur sens du mot: je veux dire qu’il se refusera
toujours à accepter les opinions du plus grand nombre, ce qui exige du
courage et de la force de caractère.
ALAIN BERNHEIM (Revue maçonnique suisse: mai 2004)
Wirth est né le 5 août 1860 dans le canton de Berne à Brienz où son père,
originaire de Rouffach, s’était exilé après avoir été condamné en 1849 à
neuf mois de prison pour avoir participé au soulèvement de l’Alsace. Il fait
ses études à Fribourg au Collège Saint-Michel qu’il devra quitter, écrit
Marius Lepage, car «rapidement les prêtres du collège, lassés des
continuelles interrogations de ce ‘contestataire’ en matière de dogmes, le
renvoient, ‘en raison de ses opinions religieuses’».1
Après trois ans passés en Angleterre, il fait son service militaire au 106e
Régiment d’Infanterie à Châlons-sur-Marne. Il est initié le 26 janvier 1884
à La Bienfaisance Châlonnaise, loge du Grand Orient de France. Élevé au
grade de Maître le 27 juin 1885, il devient Secrétaire de sa loge la même
année et est choisi comme rapporteur de la question posée par le Grand
Orient à ses loges: Quelles sont les modifications qu’il convient d’apporter
aux rituels? «Wirth comprend, écrit Marius Lepage, que les rituels alors en
vigueur ne correspondent plus à rien d’authentiquement initiatique... ils
ont été dépouillés de ce qui en constituait l’essence même, et la raison
d’être... Il convient que soient maintenus les anciens rituels, quitte à y
apporter quelques simplifications ayant pour objet de les débarrasser de
tout le verbiage grandiloquent propre à presque tout le XIXe siècle. Il ne
s’agit nullement de faire du neuf, comme le demande le Conseil de l’Ordre,
mais de revenir aux plus anciennes traditions initiatiques dans leur
totalité et leur intégralité».2 La loge décidera
la diffusion de ce rapport prémonitoire. De retour à Paris, Wirth devient le
secrétaire de Stanislas de Guaita et s’affilie à une loge du Grand Orient,
Les Amis triomphants, où ses idées sur le rituel rencontrent peu d’échos. Le
22 mai 1888, il vient en visiteur à la loge Travail et Vrais Amis Fidèles
qui vient de quitter le Suprême Conseil de France pour se rattacher à la
Grande Loge Symbolique Écossaise. Il y donne une conférence qui a beaucoup
de succès, s’y affilie le 26 mars 1889 et en deviendra Vénérable quatre ans
plus tard.3
Cette loge, écrit Paul Lanchais, était composée essentiellement de petits
commerçants et artisans, l’élément bagnard y était fortement représenté par
des hommes jugés par un Conseil de Guerre pour avoir participé à
l’insurrection de la Commune, condamnés à dix ans de bagne en
Nouvelle-Calédonie et amnistiés en 1879.4
Dans ce qui est probablement son premier article maçonnique, Wirth écrit
en 1889: «Toute la Franc- Maçonnerie française doit être réorganisée. Il y a
aujourd’hui trois grades, Apprenti, Compagnon et Maître. Ils n’ont en vérité
aucune existence effective. Ils sont pratiqués dans les Loges comme de
simples formalités ne répondant pas à une discrimination intellectuelle...
[On s’occupe dans les Loges] de tout sauf de la Maçonnerie... Tout cela
serait travail qui, parce que profane, pourrait s’accomplir devant un public
profane... aux maçons de sauver [la Franc-Maçonnerie] par appel au réveil et
à la rénovation».5
Sa loge publie en juin 1893 les soixante-seize pages de son Rituel
Interprétatif pour le Grade d’Apprenti, dont sa Grande Loge a recommandé
l’étude par une circulaire qui approuve pleinement «l’esprit qui a présidé à
la rédaction de ce travail».6 C’est encore sa
loge qui, un an plus tard, publie et distribue7
aux ateliers de la Grande Loge Symbolique la première édition du Livre de
l’Apprenti – fort maintenant de 192 pages – dont le texte est pratiquement
celui que nous avons aujourd’hui dans nos bibliothèques.
Ces deux publications font l’objet en novembre 1895 d’un Rapport
confidentiel au Grand Collège des Rites du F... Louis Amiable (1837-1897) —
plus connu aujourd’hui pour le livre qu’il consacra à la Loge des Neuf
Soeurs — dont voici le début: «Le Gr... Orat... croit devoir dénoncer au
Grand Collège deux publications, qualifiées initiatiques, qui lui paraissent
constituer un essai de réaction calculée, tendant à désunir la
Franc-Maçonnerie française, à la pervertir et à la discréditer». Rien de
moins! Le Grand Collège approuve ce rapport et le transmet au Conseil de
l’Ordre qui le notifiera «aux Présidents d’Ateliers à titre d’avertissement
confidentiel» en juin 1896.8 Wirth se déclare
calomnié, fait appel à la justice maçonnique et requiert la mise en
accusation d’Amiable. Le 28 juillet 1896, sa loge vote à l’unanimité
l’impression de cette plainte et «après avoir constaté l’exactitude
matérielle du fait sur lequel se base cette demande, déclare se porter
garant des sentiments maçonniques du F... Oswald Wirth, son Orateur actuel,
et décide de transmettre à la Grande Loge Symbolique de France la plainte
dont elle est saisie».9 Ces documents sont
adressés à toutes les loges du Grand Orient.
Des discussions agitent la loge en 1897. Certains déclarent que le rôle
de la Maçonnerie n’est pas de faire de la politique, d’autres estiment
qu’elle doit s’occuper du bien-être de l’humanité et de l’affranchissement
du citoyen. Un Frère Chalon explique que «quand il est entré dans la loge,
il a assisté à des discussions terre-à-terre qui ne peuvent intéresser la
Maçonnerie, mais que depuis que le F... Wirth nous a instruits
philosophiquement, il comprend mieux la Maçonnerie».10
Le jour de la réélection de Wirth comme Vénérable, le 22 novembre 1898, sept
FF... démissionnent de l’atelier. Au cours de la Tenue solennelle suivante,
Wirth dira à ses FF...: «Il s’agit de faire de la maçonnerie proprement
dite. Que devons-nous entendre par ces paroles? ... Faire de la maçonnerie
proprement dite, c’est pratiquer fidèlement les rites traditionnels, mais en
cherchant leur signification. C’est qu’en effet on ne doit pas être
l’esclave des traditions rituèliques, et on ne doit en pratiquer la lettre
qu’à cause de l’esprit. Beaucoup d’Ateliers s’écartent de plus en plus de la
maçonnerie véritable. Ils ont cessé d’en pratiquer l’esprit, et c’est
pourquoi ils ont trouvé que la lettre était superflue ... Le rituel
maçonnique a une signification profonde ... on en a perdu le sens ésotérique
... l’initiation maçonnique doit pouvoir arriver à former des hommes comme
il y en a peu dans la société profane, éclairés, et pouvant exercer une
action immense dans le monde».11
Et Lanchais qui cite en les résumant les exposés de Wirth au cours des
réunions qui suivirent sa réélection comme Vénérable, commente: Toutes les
Tenues Solennelles ont fait l’objet d’une conférence ou d’exposés
ex-cathedra de très haut niveau sur le même sujet central, l’initiation
maçonnique, la langue sacrée, le symbolisme. Pour les auditeurs, tout au
moins pour certains, cette série a pu paraître excessive...12
Oswald Wirth est un écrivain auquel pourraient s’appliquer les paroles
d’Albert Lantoine à propos du Rite Écossais Ancien et Accepté: «Célèbre et
peu connu». On parlait de lui, écrit Marius Lepage dans l’Avant-Propos qu’il
écrivit en 1962 pour la réédition du Livre de l’Apprenti, comme d’une sorte
de saint de la Franc-Maçonnerie, et, ainsi qu’il arrive pour les saints,
l’hagiographie estompait ses traits et sa pensée sous le voile pieux de la
fable... On oublie parfois que la trilogie que Wirth consacra aux grades
symboliques portait en surtitre La Franc- Maçonnerie rendue intelligible à
ses adeptes – cruauté lucide – et qu’outre ces trois ouvrages connus, Wirth
fut l’auteur de plusieurs autres livres, parmi lesquels Les Mystères de
l’Art Royal (1932) et Notions élémentaires de Maçonnisme (1934) que J.
Corneloup a beaucoup cités tout au long du chapitre qu’il a consacré à Wirth
dans La chair quitte les os... mais l’acacia refleurira (1968) en concluant:
«Le plus grand mérite de Wirth a été de se tenir entre l’équerre et le
compas».13
Dans son dernier ouvrage, Qui est régulier? Le pur maçonnisme sous le
Régime des Grandes Loges inauguré en 1717 (1938), Wirth reprit vingtsix des
très nombreux articles qu’il avait publiés dans Le Symbolisme, remarquable
revue mensuelle qu’il avait fondée en 1912. Cette revue portait à ses débuts
le sous-titre Organe du mouvement universel de régénération initiatique puis
celui d’Organe d’initiation à la philosophie du grand art de la construction
universelle. Elle publia 244 numéros de 1912 à juin 1940. Dirigée depuis
décembre 1945 par mon maître Corneloup (1888-1978),14
depuis 1956 par mon ami Marius Lepage (1902-1972), la revue sombra en 1971
entre les mains d’un incompétent.
Il s’agissait déjà pour Wirth en 1889 de revenir aux plus anciennes
traditions initiatiques dans leur totalité et leur intégralité. Il s’en
expliquera clairement quarante ans plus tard: «Or, lorsqu’une tradition a
cessé d’être comprise, elle ne vit plus dans les esprits. En tant
qu’observance servile, elle peut se maintenir transitoirement; mais ce qui
manque de cohésion rationnelle ne tarde pas à se disloquer, car tout cadavre
tend à se décomposer... Ces formes creuses dont l’esprit s’est retiré, ces
écorces mortes, mais persistantes en raison même de leur dessèchement,
figurent ce qui se maintient à l’état cadavérique, en tant que superstition,
au sens étymologique du mot. Il convient, en effet, d’appeler superstitieux
tout ce qui tient debout sans justification logique, comme, par exemple, les
rites perpétués par habitude ou par respect du passé, alors que nul ne sait
plus à quoi ils correspondent. Hiram est l’intelligence qui anime la
tradition maçonnique : il revit en nous dès que nous comprenons tout le
mystère de la Maçonnerie, en nous rendant exactement compte de la raison
d’être de ses usages symboliques».15
Comment dissiper les nuages de cette superstition? Par le travail en
loge! Travail accompli dans un esprit de tolérance à propos de laquelle
Corneloup écrivait «La tolérance ne serait qu’une vertu négative si elle ne
s’accompagnait d’une entière bonne foi et du désir réel de la recherche de
la Vérité, qu’on ne peut vouloir sincèrement si la tolérance n’est
qu’apparente et qu’elle laisse subsister chez l’individu le sentiment
intérieur du mieux fondé intrinsèque de son propre point de vue».16
Or, comme le constate Wirth: «Malheureusement, le travail maçonnique n’est
pas enseigné en Maçonnerie avec l’efficacité voulue. Admis en Loge sans
préparation intellectuelle, les Maçons s’en tiennent aux extériorités qui
leur sont montrées. Ils croient avoir «travaillé» lorsqu’ils ont
correctement mis en scène le rite, dont la représentation leur suffit. Tout
se borne pour eux au cérémonial, au culte expressif, qui ne vaut cependant
que par ce qu’il exprime. Nous sommes victimes d’un pharisaïsme de gestes et
de paroles auquel ne correspond rien d’intérieur en notre compréhension. Là
est le vice: nous pratiquons la Maçonnerie sans la comprendre, sans la
posséder intérieurement, en esprit et en vérité».17
Dans l’un de ses derniers articles, publié dans notre revue Alpina, Wirth
exprimera la même idée sans indulgence: «Parmi les Maçons dits spéculatifs,
non sans quelque ironie, il en est peu qui soupçonnent que la Maçonnerie
possède une philosophie spécifiquement maçonnique. Les choses de l’esprit ne
troublent guère de braves gens qui se targuent d’appartenir à une aimable
société fraternelle, épargnant à ses membres toute torture intellectuelle.
L’éloquence muette des symboles n’éveille aucun écho en ceux qui n’ont
obtenu admission dans une école de haute sagesse que pour y figurer à titre
de cancres. N’accablons cependant pas d’excellents Frères, animés des
meilleurs sentiments, parce qu’ils sont spirituellement trop jeunes pour
profiter d’un enseignement qui les dépasse. Ils ne disent que trop vrai,
quand, récitant le catéchisme, ils se déclarent âgés de trois ou de cinq ans
et reconnaissent qu’ils ne savent ni lire ni écrire».18
«Que celui qui a des oreilles pour entendre entende!»19
Notes
|
1 Marius Lepage, «La foi d’Oswald Wirth», Le
Symbolisme n° 390 (1969), p. 434. |
2 Avant-Propos de Marius Lepage à la réédition 1962
de L’Apprenti de Wirth, p. 14. |
3 Paul Lanchais, De Brienz à Mouterre sur Brioude,
Vie du Maçon Oswald Wirth (1975). |
4 Lanchais 1975, pp. 13-14. |
5 Bulletin maçonnique de la Grande Loge Symbolique
Ecossaise n° 113-114 (1889), cité in Baylot, Oswald Wirth (1975), pp.
57-58. |
6 Cité dans le Rapport d’Amiable (cf. note 8). |
7 La lettre d’accompagnement de la loge est
transcrite col. 1457 de Fesch, Bibliographie de la Franc-Maçonnerie et
des Sociétés secrètes (1910), ouvrage publié pour la première fois en
1976 à Bruxelles par Georges Deny. Elle est reproduite en fac-similé in
Lanchais, op. cit., p. 22. |
8 Dans La Franc-Maçonnerie à l’heure du choix
(1963), pp. 327-335, Alec Mellor a intégralement reproduit ce Rapport
qui illustre l’esprit du Grand Orient à la fin du 19e siècle. |
9 Fac-similé in Lanchais 1975, pp. 25-26. |
10 Lanchais 1975, p. 29. |
11 Lanchais 1975, p. 30. |
12 Lanchais 1975, p. 37. |
13 Corneloup, La chair quitte les os... mais
l’acacia refleurira (1968), p. 42. |
14 Le premier article de Corneloup, «De l’éducation
maçonnique», fut publié dans Le Symbolisme en 1925. Son «Plaidoyer pour
le Grand Architecte de l’Univers», reproduit dans Schibboleth (1965),
était au sommaire du numéro 245, publié en décembre 1945. |
15 Wirth, Le Livre du Maître (1922), réédition
1963, p. 97. |
16 «Le travail en loge», Le Symbolisme n° 170
(1933). Cet article est également reproduit dans Schibboleth. |
17 Wirth, «Notre unité spirituelle», Le Symbolisme
(août-septembre 1932). Article repris dans Qui est régulier? (1938). |
18 Wirth, «Le Constructivisme», Alpina 1940, pp.
10-12. Oswald Wirth est mort le 9 mars 1943 à Mouterre-sur-Blourde, près
de Poitiers. |
19 Évangile selon Thomas, in Jean Doresse, Les
livres secrets des gnostiques d’Égypte (1959). |
|
|