Un mouvement sacré
Ni dans l’espace ni dans le temps quotidiens
Le temps est un milieu infini et, d’une certaine manière, une idée
universelle sur laquelle toutes les civilisations et sociétés, initiatiques
ou non, ont posé un regard très humain: Celtes, Incas, Egyptiens, Chinois,
Indiens d’Amérique, Arabes, Grecs, …Tous.
FLUMEN FRATERNITATIS, GENÈVE (Revue maçonnique suisse:
juin/juillet
2004)
Si l’on considère le contenant avant le contenu, on observe qu’en
maçonnerie le temps constitue d’abord un cadre historique. Un cadre à
géométrie variable. En effet, si nous plaçons tous le début de la
franc-maçonnerie moderne au XVIIIème siècle, d’aucuns estiment qu’elle puise
à la source des anciennes associations corporatives du bâtiment,
principalement celles d’Ecosse et d’Angleterre des XVIème et XVIIème
siècles. Le terme anglais de free masons est d’ailleurs attesté depuis le
XIVème siècle et le terme de loge, beaucoup plus ancien, lui, désignait déjà
au moyen âge des sortes d’ateliers couverts, construits à même le chantier
et adossés à l’édifice en construction (entre 1200 et 1300).
Mais, comme s’il leur fallait être de l’origine la plus ancienne pour
être plus légitimes encore, nos rituels retracent des épisodes bibliques qui
nous font remonter bien plus loin dans le temps: à l’époque de Jean le
Baptiste et son homonyme l’Evangéliste, ou encore bien avant Jésus Christ,
dans la période de construction du temple du roi Salomon par exemple, voire
jusqu’aux origines égyptiennes les plus reculées. Qu’elle soit d’inspiration
hébraïque ou celtique, la période historique des débuts de notre ordre ne
correspond évidemment pas aux temps auxquels les différents rites se
réfèrent. Sous le terme fédérateur de Maçonnerie, force est de constater
qu’il y a tout un système de références qui s’appuie sur le temps de façon
très large et singulière. L’espace et le temps sont manifestement aussi
élastiques et généreux l’un que l’autre.
Du point de vue du contenu, en revanche, l’unité est beaucoup plus
sensible. Nous oeuvrons toujours sur nos chantiers de midi à minuit ce qui,
géographiquement, correspond respectivement au zénith et au nadir. Les
travaux cessent au moment où la nuit est à son coeur, au moment de la
transition. Ils commencent à l’heure où la clarté est maximale. Midi est une
heure d’apogée. Au même titre qu’il est dit «mes frères, nous ne sommes plus
dans le monde profane» (nous avons changé d’espace), nous changeons de
rapport à la temporalité. Autrement dit, nous ne sommes plus ni dans
l’espace ni dans le temps quotidiens. Nous ne travaillons plus aux heures du
monde extérieur. Nous sommes synchronisés sur notre horloge interne. Mais
les frères n’en sont pas aussi clairement avertis. Ils savent simplement
qu’il est midi, puisqu’il est minuit. Le zodiaque est parcouru. Ce découpage
de douze heures pendant lequel s’écoulent environ 2 à 3 heures «réelles»
symbolise une extension de notre notion traditionnelle du temps. Pourquoi
cette extension ? Où nous amène-t-elle ? Alors que le temps quotidien, sur
les parvis, symbolise la nuit, le temps universel exprime, dans le temple,
un jour éternel. Cette mise hors de toute portée horlogère contribue à
centrer l’individu sur l’essentiel.
«Il est plus tard que tu ne crois» *
L’âge des maçons est, en fonction des grades, le témoin de la maturation
et des stades atteints. Ces âges symboliques qui varient d’apprenti à maître
nous font, d’entrée de jeu, remonter jusqu’à l’enfance pour repartir en
avant et expérimenter consciemment (et symboliquement) les époques de
l’évolution humaine, dans un contexte hors du commun. Mouvement de vaet-
vient d’horloge qui retrace notre vie sur un autre plan pour ne pas dire
qu’il retrace un nouveau plan de notre vie.
C’est le moment d’évoquer la marche qui exprime le mouvement de
l’avancée. La marche dans le temple correspond à un symbolisme du temps.
Ainsi, la marche des frères qui entrent au temple met-elle doucement en
mouvement un subtil équilibre horloger. Ainsi en loge tout le monde ou
presque se déplace dans le sens dextrocentrique, dans le sens des aiguilles
d’une montre (lorsque nous tournons, la droite est toujours au centre et la
gauche à l’extérieur). Lors de l’initiation et du 1er voyage, le néophyte se
déplace dans le sens sinistrocentrique (avec la gauche à l’intérieur et la
droite à l’extérieur): il remonte le temps, avant sa naissance. De même, le
premier surveillant lors de chaque vérification des membres qui composent
l’assemblée doit s’assurer qu’ils sont «originellement » maçons et parcourt
le temple en «remontant» le cours du temps.
Par suite du mouvement de la Terre, la voûte céleste paraît tourner de
droite à gauche, mouvement stellaire sinistrocentrique et le soleil de
gauche à droite, soit un mouvement solaire dextrocentrique. Ainsi les 1er et
2e surveillants, en se croisant, font–ils un curieux voyage dans le temps
(ou hors du temps) lors de chaque tenue.
Selon les conceptions terrestres naturelles le temps est circulaire. Nos
montres sont rondes, le temps s’écoule ou se déroule selon un cycle
immuable: chaque jour comporte 24 heures, chaque heure 60 minutes, chacune
60 secondes. Chaque semaine a 7 jours, recommence du dimanche au samedi,
chaque année compte 365 jours et 4 saisons que nous marquons en nous
calquant sur la réalité cosmique. Ainsi, fêtons-nous la Saint-Jean et la
splendeur de la nature aux solstices d’Hiver et d’Eté. Le temps et la
perception que nous en avons, inspirent naturellement le concept universel
de rituel. Cette vision somme toute étroite et répétitive (rituelle) du
temps ne correspond certainement que très partiellement à la conception
maçonnique du temps qui, voyant en lui un phénomène linéaire, comme une
progression en spirale infinie vers une perfection ultime, s’imprègne de
tous ses rythmes de sorte que le temps paraisse au moins rejoindre le Verbe.
* inscription figurant sur la façade d’une maison de village à Gingins
/VD
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