Temps subtil, contradictoire

La durée insaisissable et mystérieuse

À l'évidence, la franc-maçonnerie affirme qu'il existe un temps bien distinct de celui du milieu profane. Faisant fi des cadrans d'horloges, les francs-maçons proclament en leurs temples «midi plein» entre dix-neuf et vingt heures trente.

LA VRAIE UNION, NYON (Revue maçonnique suisse: juin/juillet 2004)

Cela n'implique-t-il pas d'emblée que le profane ignore ce qu'est le temps, lui qui si souvent déclare ne pas en avoir pour s'excuser de préférer le futile à l'essentiel et se confiner dans l'instant présent d'où il occulte l'avenir et le passé?

En son rituel d'initiation, notre loge enjoint le néophyte à retenir cette maxime: «Le temps fuit avec rapidité, hâtons-nous d'en profiter! ». À travers ces paroles, le temps apparaît comme un matériau qu'il s'agira d'utiliser à meilleur escient malgré les perceptions troublées que peuvent imposer les circonstances, par exemple la maladie où l'on trépigne intérieurement dans l'attente de la guérison, à l'image de l'adolescent lui aussi impatient, mais d'atteindre enfin sa majorité. Et, à l'inverse, l'Ancien perçoit avec une cruelle acuité la fin qui se rapproche et les heures de plus en plus fugaces qu'il voudrait retenir.

Dès le cabinet de réflexion la maçonnerie s'applique à nous donner une autre conscience de la durée. À «La Vraie Union» le néophyte pénétrant dans le petit local noir est invité à confier sa montre au frère préparateur.

Le temps, nous sommes appelés à le maîtriser en le fécondant. Se hâter d'en profiter - puisque «c'est l'heure» et que «nous avons l'âge» - signifie se vouer sans trêve à l'oeuvre constructive en nous et autour de nous, de graver le tracé d'une vie généreuse et rendre ainsi ce que nous donna notre émergence icibas. Tout cela relève d'une morale maçonnique assez bien admise pour que l'on se dispense d'insister.

Par contre, nous ne saurions faire bon usage du temps sans chercher à percevoir son mystère. Le tic-tac de l'horloge scande la marche des secondes qui s'égrènent mais ne pouvonsnous pas la remonter, en imagination, comme le suggère le rituel de tenue funèbre de notre loge, non pas pour se lamenter sur les occasions manquées ou les regrets mais pour nous revigorer de toute la Lumière déjà venue par le biais des vieilles heures d'harmonie, des rencontres providentielles, des bonnes paroles dites ou entendues et de tous autres événements semblables luisant tels des phares en notre souvenir pour éclairer le présent et l'avenir ? Sans que l'on puisse vraiment parler d'illusion, le temps se révèle chose subtile et même contradictoire dès que l'on porte sur lui une méditation attentive.

Le philosophe Henri Bergson (1859-1941) nous ouvre une piste sans doute non négligeable. Toute son oeuvre, d'ampleur impressionnante, s'applique à distinguer d'une part la raison, outil de la science ou de nos actions pratiques et concrètes, d'autre part l'intuition, mode véritable de la connaissance philosophique car elle seule nous fait pressentir l'essence de l'être. À propos du temps Bergson utilise une image, à savoir le cinéma de son époque, non pas les supports actuels de la vidéo (ruban magnétique ou DVD) mais cette bande de celluloïd où se succèdent des photos découpant le mouvement. Or ce découpage du temps en plans fixes correspond à notre besoin de ponctualiser l'instant pour concevoir et mener des actions rationnelles. L'intuition est au contraire l'appareil de projection tirant du film le mouvement perçu à l'écran. L'intuition projective (ou la projection intuitive) nous place au coeur de la fluidité du temps, de la durée insaisissable et mystérieuse.

On remarquera que le vieux film de celluloïd ressemble, étalé, à notre règle graduée (détail amusant: avec le cinéma parlant le film se déroule à la vitesse de vingt-quatre images/seconde). Contemplons notre règle graduée! Le regard posé sur elle peut s'arrêter tour à tour aux divisions, n'en considérer qu'une seule, parcourir l'objet dans toute sa longueur en un sens ou en l'autre. Et, au contraire, on peut essayer de globaliser l'ensemble dans la fusion rêveuse d'une contemplation détendue jusqu'à ce que vibre en nous le Moi intime du «Livre de sortir au jour» (et non pas «Livre des morts des anciens Egyptiens» comme on l'a traduit fautivement): «Je suis l'Hier, je suis l'Aujourd'hui, je suis le Demain… Je suis l'Hier et je connais le Demain».

Mais tout cela, en définitive, ne demeure-t-il pas qu'approximation ?