Il n’y a pas de vérité sans lutte pour la vérité
L’Humanisme et la Philosophie des Lumières
À entendre le mot Lumières, on aurait tendance à s’écrier: enfin!…
L’évangile ne nous enseigne-t-il pas de manière univoque: «(…) la vie était
la Lumière des hommes. La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres
ne l’ont point accueillie». Étions-nous donc, à la fin du XVIIIe siècle, à
l’orée d’une ère nouvelle, de l’apparition d’une Jérusalem céleste?
par Michel Warnery* – Tradition, Lausanne (Revue maçonnique suisse:
avril 2006)
Ce «siècle des Lumières» nous apportait-il Sagesse, Force et Beauté, ou
bien ces vertus resteraient-elles les utopies qu’elles ont toujours été?
Tentons de répondre.
«À quoi bon bâtir, philosopher, rêver, prier si l’homme n’est pas le but
suprême de toute démarche, et son bonheur sur terre, mal assuré? Toute
religion est mauvaise si elle ne tient pas compte de la légitime inclination
de l’homme à accéder à sa dignité» (1).Notre frère Jean Servier, mort il y a
quelques années, définissait ainsi la voie de la plénitude: liberté et
dignité. Les vertus que nous défendons et pratiquons sont immémoriales. De
nombreuses théories quant aux origines historiques de la franc-maçonnerie
ont fait l’objet de controverses variées, toutes convaincues du bien-fondé
de leur point de vue. Ces hypothèses, souvent adossées à une documentation
aussi vaste que sérieuse, ne semblent pas toujours répondre aux questions
posées. En effet, où et quand naît la franc-maçonnerie? Là où sans doute on
ne pense pas à la chercher: dans l’individu lui-même, donc hic et nunc,
«partout» et depuis «toujours», aux «origines de l’humanité», comme le
précisent les Grandes Constitutions.
L’institution maçonnique n’est que le cadre extérieur, visible, de la
pratique de l’Art royal, celui d’une immanence initiatique procédant d’un
désir de connaissance de la vie et de la mort, du mystère de l’homme,
intimement et essentiellement liée à celle du mystère de Dieu. Dieu est
l’aspect sublime de l’homme.
Ce désir a toujours préexisté et les moyens de parvenir à sa satisfaction
ont toujours pris l’apparence d’un édifice symbolique à construire - ou à
reconstruire (ordo ab chaos). Le mythe de la chute de l’émeraude du front de
Lucifer, celui de la transgression d’Adam ou de Prométhée, parmi d’autres,
est une constante de la tradition judéo-helléno-chrétienne. Il culpabilise
l’«homo occidentalis», le défait, le plonge dans les affres du remords, mais
lui suggère aussi une sortie heureuse vers un nouveau lui-même, lui
proposant la voie initiatique afin qu’il renaisse, purifié, renouvelé.
Descartes postule: «Je pense, donc Dieu est». À nous de le trouver!…
Avouons qu’un témoin impartial - si tant est qu’il en existe - pourrait
s’interroger sur la santé mentale de l’homme occidental, torturé! À côté,
l’«homo orientalis» semble faire figure de sage tranquille, immergé dans
l’immanence divine.
On doit se souvenir qu’au moyen âge, la réalisation du chef-d’oeuvre est
un acte religieux. L’artefact qui sort des mains de l’homme est une création
endogène, mais Dieu est en l’homme et dirige sa main. Le créateur est un
artiste, et son chef-d’oeuvre est justement sa propre création à l’image de
Dieu. «Dieu créa l’homme à son image» dit la Bible. L’homme ne cesse-t-il
pas de vouloir retrouver Dieu en se recréant lui-même, en recherchant sa
propre perfection, en devenant lui-même son propre chef-d’oeuvre? Certes,
mais cette approche de la perfection - cette individuation au sens où C.G.
Jung l’entendait - est aussi une libération. Libération de ses pulsions
instinctives, catharsis, puis accession à la dignité et au bonheur, en un
mot à correspondre à tout ce qu’il est en puissance de devenir.
Compas, équerre et siècles des lumières
De tout temps, les deux outils symboliques majeurs qui servirent à la
reconstruction de l’homme furent, par essence, le compas et l’équerre,
auxquels s’ajouta le signe tracé sur un support, transmetteur de la pensée:
l’écriture (le volume de la loi sacrée). L’équerre est symbole de la terre,
de l’homme; le compas est symbole du ciel, de Dieu. Dès lors, le temps et
l’espace ne comptent plus; le système est répétitif, où que l’on se trouve.
L’Orient n’est pas étranger à ce symbolisme. En Chine par exemple,
l’histoire traditionnelle commence avec les Trois Augustes san houang qui
furent: Fou-hi, Niu-koua, Chen-nong, les trois rois mythiques. Nous sommes
entre 4480 & 4365 A.C. Sur une très ancienne estampe du début du premier
millénaire de notre ère, Fou-hi et Niu-koua sont représentés face à face
sous la forme d’individus à bustes humains et à queues de poissons
entrelacées. Fou-hi tient dans sa main droite un compas et Niu-koua une
équerre dans la sienne. À la même époque, plus près de nous, c’est la
Mésopotamie protosumérienne d’Obeid; les plus anciennes traces égyptiennes
datent de plus ou moins 3600 ans A.C.
Le phénomène initiatique manifesté sous la forme de symboles préexiste
dans toute démarche métaphysique, et les plans des temples au cours de
l’histoire, se sont identifiés au corps de l’homme, édifices élevés à la
gloire de Dieu dans l’homme. Ainsi, l’architecte est-il l’archétype du
maître, celui qui dirige la construction du temple, la construction de
l’homme, celui qui conduit vers Dieu; c’est l’initiateur.
Cette dualité Homme/Dieu éclot à une dimension nouvelle, se manifeste
plus fortement au «siècle des Lumières» qui va offrir à l’homme la
possibilité d’exister librement. Certes, les conditions politiques varieront
d’une culture à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre; ces
mouvements poseront problème, mais le fondement d’une réalisation
existentielle sera désormais défini. Le mouvement sera irréversible.
Humanisme et Humanisme
La philosophie des Lumières est associée à l’humanisme, l’humanisme à la
franc-maçonnerie et la franc-maçonnerie aux droits de l’homme. Nous y
reviendrons. Ce «siècle des Lumières» n’est pas unique dans l’histoire du
genre humain. Des périodes de rupture, quelles que soient
les civilisations ou les continents, accompagnées de guerres sanglantes
qui ne sont, au niveau supérieur, que l’art de conduire les États, mais
aussi d’accoucher douloureusement de «l’homme libre», ponctuent l’histoire.
Cette conquête de l’homme pour sa liberté, cette lutte sempiternellement
renouvelée sur l’asservissement, toute action politique dans ce sens, toute
volonté existentielle, auront l’humanisme pour toile de fond. On ne prendra
pas parti pour ou contre telle ou telle définition classique de l’humanisme.
Feuerbach, Marx, Nietzsche, Sartre et pourquoi pas Protagoras, Pétrarque,
Guillaume Budé, Érasme ou Kierkegaard ont eu la leur, pourquoi
n’aurions-nous pas la nôtre? Quelle peut-elle être? De toute façon
partielle, non exhaustive et subjective. Restons modestes!… Pic de la
Mirandole dans son discours De dignitare hominis écrit: «J’ai lu, dans les
livres des Arabes, qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde
que l’homme». Adhérons donc à cette formulation et tentons de la développer,
comme la pratique empirique de notre art nous y invite: tendre vers un
modèle de perfection humaine à l’image de Dieu, dont le développement passe
par différentes étapes: éthique chez les moralistes, esthétique chez les
artistes, social chez les politiques. Éclosion permanente, continuelle,
d’une science de l’esprit; expression harmonieuse que l’homme se fait de
lui-même dans son accomplissement intellectuel et spirituel. Proposition qui
nous montre la voie médiane entre la tendance «progressiste» désireuse
d’adapter, quels que soient les moyens, la démarche initiatique à
l’évolution du monde moderne - voire à la précéder -, et la tendance
«traditionaliste» - «traditioniste» aurait dit René Guénon - à tout le moins
conservatrice, soucieuse de conserver à l’identique les valeurs fondatrices
du passé. Éternelle et insoluble querelle des Anciens et des Modernes dont
la polarité a toujours été grosse du progrès de la raison.
La Renaissance
Né de la Renaissance, au sortir d’un moyen âge mystique, l’humanisme
apparaît au XVIIIe siècle comme modèle socioculturel idéal. L’ébauche de la
réalisation factuelle d’une utopie latente depuis toujours. Ce qui
différencie de manière fondamentale la Renaissance du moyen âge est la
création d’un homme concret, personnellement responsable de ses pensées et
de ses actes. Un individu qui découvre la notion d’éthique individuelle,
privilégiant la recherche de vérités à l’acquisition de certitudes,
précédant en cela Descartes. Maïeutique et dialectique socratiques
concourent à une interrogation sur le savoir. L’homme se pose des questions,
d’abord sur lui-même, puis découvre les autres par la dialectique. Érasme
écrit dans les Antibarbares: «seule la culture littéraire ou la parole sont
capables de transformer des sauvages [ou des hommes de pierre] en personnes
cultivées et de moeurs honnêtes». De la même manière peut-on déceler un
futur «Siècle des lumières» dans cette autre prophétique citation d’Érasme
où l’on voit déjà poindre une sorte de laïcisation culturelle: «l’homme ne
naît point homme, mais le devient grâce à son développement socioculturel ».
Rappelons que la base éducationnelle prévoyait dès l’origine une
pédagogie appliquée à l’enfant par un maître, son émergence d’un monde de
nature à un monde de culture (De pueris instituendis, Érasme 1529 - De
l’éducation libérale des enfants), mais sans contrainte, sans imposition
d’un mode de pensée, sans confiscation de l’esprit. Ces exercices
intellectuels étaient assortis d’exercices physiques. On pratiquait le sens
du dialogue de maître à élève, et avant tout professait le respect de la
personne humaine. On retrouve là les bases même de l’éclosion sereine,
harmonieuse de la pensée et du corps chez les Grecs. Ce mode d’éducation
humaniste ira dans le «sens de l’histoire», ne cessera de servir de cadre à
un épanouissement libéré de l’individu dans la Société, à la création d’une
élite responsable devant Dieu et les hommes de l’éradication d’un mysticisme
dénaturé et de la libération de superstitions étouffantes et paralysantes.
Ces élites politiques humanistes fondèrent les nouveaux principes de la
démocratie moderne et ses diverses applications, toutes issues d’Athènes:
les limbes d’un âge nouveau, prémices d’un monde se libérant de l’oligarchie
des princes et des Églises. Liberté de langage et d’expression. Mais que
l’on ne s’y trompe point, «maître du mot humain, l’humanisme reste le fidèle
serviteur du verbe divin comme l’ami des hommes» (2).
Dans ce séisme de la pensée, trois dates majeures sont à rapprocher:
celles de la naissance et de la mort de trois des personnages essentiels de
la Renaissance: Érasme (1469-1536), Luther (1483-1546), enfin Ignace de
Loyola (1491-1556). Érasme est l’un des piliers intellectuels de la
Renaissance, Luther, l’avatar théologique naturel, enfin Loyola, le
contreréformateur, qui tentera et réussira à persuader les autorités papales
du danger d’une sécession des princes d’avec Rome. En effet, à l’époque, le
«mal» courait vite. On se souviendra qu’Henri VIII roi d’Angleterre se
séparait de Rome en 1534, en dépit de l’opposition de l’humaniste Thomas
More, premier chancelier du royaume, qui fut condamné à mort et exécuté.
Saint Ignace, lui, ne renouait pas avec le passé; il organisait une «Église
de l’ombre», laquelle, par une casuistique adaptée au cas par cas,
établirait un lien entre archaïsme et modernité. Notons aussi au passage
l’indéfectible amitié qui liait alors Érasme, Sir Thomas More et Machiavel,
se réunissant périodiquement deux fois par an où que ce soit, à l’écart des
turbulences du monde. Les plans de la reconstruction de l’homme étaient
tracés, restait à construire le temple.
Newton et l’âge des Lumières
L’âge des Lumières, celui qui vit la retentissante expansion de la
francmaçonnerie, commence bien avant le XVIIIe siècle. Il succède à l’âge
classique qui sclérosa la politique européenne pendant le «Grand Siècle» et
le règne de Louis XIV en France, souverain dont l’obstination à refuser
toute réforme conduira le pays à la révolution, ce siècle qui allait
s’achever par une des plus grandes erreurs politiques de l’histoire: la
révocation de l’Édit de Nantes. Mais la révolution des esprits est déjà en
marche, point n’est besoin d’effusion de sang pour la mener à bien;
l’«erreur» de 1789 conduira la France à l’Empire, et l’Empire à la
détestation de ce pays par toute l’Europe. Et même si le classicisme
français du XVIIe siècle de l’ «École de Versailles» peut prétendre
rivaliser avec les âges d’or culturels d’Athènes ou de Rome, le pays le plus
avancé d’Europe dans les domaines de la réflexion philosophique,
scientifique ou politique n’était pas la France, mais l’Angleterre.
En effet, si les États transalpins furent le berceau de la Renaissance,
Londres et l’Angleterre, pays de tolérance, furent celui de la philosophie
des Lumières. Le centre, le pivot, l’élément capital de ce siècle, fut Isaac
Newton, le savant. Mais le penseur, lui, bien que croyant convaincu de la
présence de Dieu dans l’univers qu’il déchiffre est un positiviste avant la
lettre. Le paradoxe n’est qu’apparent lorsqu’on le voit associer le savoir
et la foi, n’excluant cependant pas leur dissociation, en tout cas leur
développement séparé. Cette remise en ordre des rôles respectifs de Dieu et
de l’homme est le fondement même de cette philosophie du XVIIIe siècle. Le
règne de Newton s’étend de la physique à la théologie et l’on peut ne pas
craindre de dire que le «siècle des Lumières» fut sans doute celui où les
concepts métaphysiques furent traduits en formules mathématiques.
Pour mieux comprendre le sens de l’évolution qui conduisit à cette
«révolution » que fut le «siècle des Lumières», il convient de revoir
rapidement l’histoire de l’Angleterre, et à l’occasion celle de l’Europe. Ce
XVIIIe siècle anglais est la suite historique d’une période de tumulte qui a
vu des troubles intérieurs conduisant au régicide de Charles Ier (1649) et
l’avènement d’Olivier Cromwell, lequel installera un régime parlementaire,
vite transformé en dictature. La nation anglaise, profondément monarchique,
se débarrassera de Cromwell, mais restera marquée par l’esprit de la
représentation constitutionnelle du parlementarisme, le corollaire de
celui-ci étant le sens de la responsabilité et de la liberté individuelle,
qui conduira en 1679 au premier acte de tolérance: l’Habeas Corpus. Dès
lors, «l’absolutisme» royal sera contrôlé et limité par les Chambres et fera
de l’Angleterre une monarchie constitutionnelle. Rappelons à titre de
comparaison, comme on l’a vu plus haut, que nous sommes au milieu du «Grand
Siècle» français de Louis XIV qui fut sans doute le plus intolérant de
l’histoire de ce pays et l’origine d’une révolution aussi inutile que
brutale et sanglante.
La «Royal Society» et la franc-maçonnerie
L’année 1662 est celle de la fondation de la «Royal Society» dont la
formidable influence sera à l’origine de l’hégémonie mondiale britannique du
XIXe siècle, et, par voie de conséquence, de celle des Etats-Unis
aujourd’hui. N’ayons pas peur d’avancer que la R.S. a fondé la société
anglo-saxonne moderne (notons qu’aujourd’hui l’astrophysicien Steven Hawkins
occupe la chaire que détint Isaac Newton).
L’idée avait été envisagée bien avant l’âge des Lumières. Le début du
XVIIe siècle voit en effet le projet de la création d’une «académie royale»
qui aurait vocation de donner à l’ensemble de la communauté scientifique un
cadre légitime dont le but serait exclusivement consacré à la recherche
fondamentale des sciences de la nature.
Sir Francis Bacon (1551-1626), lord-chancelier du roi Jacques 1er,
pressent que le vrai doit être découvert derrière les formations
idéologiques préscientifiques, souvent incohérentes. Il est en quelque sorte
le héraut de la civilisation technicienne. En 1616, les grandes lignes du
projet sont ébauchées mais reprises seulement en 1645 par le savant allemand
Theodor Haak, professeur à Oxford qui préconise la réunion hebdomadaire de
la communauté scientifique afin que des rapports réguliers sur les progrès
de la recherche puissent être rédigés. Cette première assemblée de
scientifiques prend le nom d’ «invisible college», sorte de collège
scientifique auquel se joint, entre autres, l’Allemand Hartlib, lui-même
membre d’une société secrète à but humanitaire en Allemagne: Antilia (1600).
Hartlib est lié d’amitié avec Elias Ashmole, franc-maçon, et l’écrivain
philosophe Robert Samber, l’un comme l’autre futurs membres de la R.S. Mais
c’est finalement sous l’impulsion du naturaliste Robert Boyle que le collège
invisible, devenu le 28 novembre 1660 le: College for promotion of
Physico-Mathematical Experimental Learning, prend en 1662 le nom de «Royal
Society», fondée officiellement la même année par le roi Charles II.
Il serait faux de croire que la R.S. était composée uniquement de
scientifiques. Philosophes, écrivains, membres de la noblesse anglaise,
penseurs de l’Europe entière s’y retrouvent en communauté d’hommes libres. Y
règne un climat fraternel, d’ouverture d’esprit et de tolérance où les
conflits religieux sont proscrits, les différences nivelées, les excès du
puritanisme exclus, comme ce doit l’être d’une communauté scientifique… et
humaniste, l’un n’allant pas sans l’autre. Cette attitude est parfois
critiquée par certains membres de cette institution élitaire. Ainsi, le Dr.
William Stukeley, célèbre archéologue, ami de Newton (membre de
l’Antiquarian Society à laquelle appartenait le philosophe John Locke,
initié le 6 janvier 1721, plus tard V.M.) se disait choqué de cette ambiance
irrespectueuse en jugeant ses pairs «demi-philosophes», incroyants ou
«stupid atheists»…
Certes, la métaphysique n’était pas le point fort de cette académie de
savants, mais Dieu n’y était pas absent, chacun ayant le sien, bien entendu:
ce G.A.D.L.U. «intention finaliste manifeste, moteur secret de toute vie et
de son évolution progressive vers plus, d’amour, de liberté, d’égalité et de
fraternité, donc vers une humanité meilleure et plus accomplie» (3). Quoi
qu’il en soit, le Guide du Franc-Maçon nous apprend qu’«en 1723, parmi les
effectifs des quatre Loges fondatrices de la Grande Loge de Londres,
vingt-quatre Frères étaient membres de la Royal Society et seize autres
allaient le devenir à court terme. Entre 1723 et 1730, sur les deux cent
cinquante membres, savants, philosophes, encyclopédistes, mathématiciens,
physiciens, que comptera la Society, quatre-vingt neuf appartenaient à la
Maçonnerie d’une manière certaine» (4). En réalité, à la fin de 1730, le
quart de la R.S. était composé de membres de la «Grand Lodge», parmi
lesquels l’astronome Lord George Parker, le mathématicien Martin Folkes
président de la R.S. et membre de l’Académie française (1742). James
Douglas, physicien et 14e comte de Morton, président de la R.S. de 1764 à
1768, Grand Maître d’Écosse en 1739 et Grand Maître en Angleterre en 1741,
membre aussi de l’Académie française. James Bradley auteur d’importantes
découvertes sur l’aberration et la vitesse de la lumière. On s’épuiserait à
les citer tous.
Parallèlement, la philosophie anglaise de cette époque - dont Voltaire
fut le chantre sur le continent - est profondément humaniste. Elle voit
émerger la primauté d’un «déisme» établissant la croyance - qu’elle
distingue de la foi - sur la raison plutôt que sur la révélation.
Volontairement imprécise, cette pratique théologique creuse un fossé profond
entre la croyance dogmatique des «théistes», de quelque confession qu’ils
soient, et les tenants d’une pensée spirituelle libérée de tout formalisme
préfabriqué. L’imprécision du «déisme» quant à la croyance en Dieu
n’implique aucune détermination vis-à-vis de la religion révélée. L’esprit
même de la francmaçonnerie moderne - celle que nous pratiquons aujourd’hui -
se développe parallèlement à ce mouvement philosophique et théologique
européen. La réaction papale ne tardera d’ailleurs pas à se faire jour: en
1738, le pape Clément XII énoncera la bulle in Eminenti condamnant la
francmaçonnerie, bulle à laquelle succèderont avec un acharnement
significatif les bulles: Humanum genus (1884) et Annum ingresi (1902).
Les mûrissements philosophiques et intellectuels anglais apparaissent aux
Européens de l’époque comme un havre de paix. Nous y retrouverons d’ailleurs
des «réfugiés» français fuyant la révocation de l’Édit de Nantes (J.T.
Désaguliers) et nombre de «prérévolutionnaires», de ceux qui anticipaient la
révolution de 1789 en France, sans pour autant en imaginer l’inutile
sauvagerie.
L’humanisme américain
Comme on l’a vu plus haut, on ne peut pas dissocier le destin de
l’Amérique de celui de l’Angleterre. Tout d’abord, faisons un peu
d’histoire: deux courants de colonisation du territoire nord-américain se
dessinent dès le début du XVIIe siècle. En 1607 un groupe de marchands
britanniques débarque au Sud et fonde la ville de Jamestown. Aventuriers de
sacs et de corde, ils deviendront bientôt grands propriétaires terriens.
Leur mentalité est en totale opposition à celle des pionniers du Nord qui
arrivent par le «Mayflower» en 1620, à Cape Cod. Ceux-là sont puritains
calvinistes venus d’Angleterre, mercantiles et esclavagistes, ils
pourvoieront en main d’oeuvre noire les planteurs du Sud. Au milieu de cette
opposition complémentaire va naître un troisième groupe, mélange ethnique
hétéroclite, point de contact entre le Nord et le Sud, et qui sera appelé au
développement extraordinaire que l’on connaît aujourd’hui. Bien que
l’ensemble se ligue pour prendre ses distances d’avec l’Angleterre, les
liens culturels subsisteront. L’inévitable guerre d’indépendance de 1776
voit l’arrivée sur ce théâtre d’un planteur de Virginie qui avait fait
l’apprentissage de la guerre contre les Français 15 ans plus tôt: George
Washington. Nécessité fait loi,Washington fait appel aux Français - qu’il
connaît bien - pour l’aider à vaincre les Anglais. Les Français, chassés du
Canada quelque temps plus tôt par les Anglais, n’hésitent pas; l’aubaine est
inespérée. Quels sont les acteurs de la pièce?: George Washington, lequel
envoie Benjamin Franklin, son ambassadeur à Paris, pour convaincre Lafayette
d’intervenir. Les trois sont francs-maçons, et Franklin membre de la Royal
Society. La Constitution américaine de 1787, première constitution écrite de
l’histoire, applique les principes de Montesquieu et de Locke, l’un et
l’autre membres de la Royal Society… et francs-maçons. On peut ici imaginer
sans risque de se tromper que certains conflits militaires ou politiques se
soient résolus dans un climat fraternel créé par le partage entre
adversaires américains et britanniques d’une certaine éthique maçonnique.
Mais dans le sillage du sémillant et médiatique marquis français se
profilent aussi le baron prussien von Steuben, Kosciusko et Pulaski. Von
Steuben avait servi sous Frédéric II et se retrouve major général de l’armée
de Washington; il est francmaçon connu en Prusse puis aux Etats-Unis. Le
Polonais Thaddeus Kosciusko est brigadier général du génie dans l’armée de
Washington: une loge - Kosciusko Loge N°1085 - porte son nom à New York. Le
comte Casimir Pulaski, polonais, est brigadier général de cavalerie dans
l’armée des Etats-Unis. Il meurt au combat et le marquis de Lafayette
inaugurera sa sépulture en 1824 avec l’épitaphe: «to Brother Count Pulaski».
Qui peut encore douter que la franc-maçonnerie n’ait pas été implicitement
présente dans ce scénario, ou, inversement, ses membres influents auteurs et
acteurs de l’avènement de cette «nouvelle société»? Quelques années plus
tard, George Washington pose la première pierre du Capitole en présence des
membres du Congrès, tous revêtus de leurs décors maçonniques, et quels que
soient les griefs que l’on puisse adresser aujourd’hui aux Etats-Unis dans
l’évolution de l’histoire du monde, on peut difficilement nier que ce peuple
ait joué un rôle majeur dans celle de la liberté.
La philosophie des Lumières en Europe
Hors de l’Angleterre, les Allemagnes - à l’inverse de la France subissant
la tyrannie monarchique - sont au XVIIe & XVIIIe siècle une juxtaposition
d’Etats décentralisés. L’Aufklärung y prend une couleur différente. Elle est
libérale et piétiste au Nord luthérien, normalement enclin à réagir contre
le dogmatisme de l’Église de Rome. Commun dénominateur des classes
intellectuelles, elle vise à une convergence de la multiplicité (féodalité
résiduelle) vers l’unité (fondation d’un État moderne). Réunir ce qui est
épars. Dans ce contexte, l’homme providentiel sera Frédéric II, roi de
Prusse (franc maçon). Il entérine en 1770 l’Académie de Berlin créée à
l’instigation de Leibniz. On voit se développer simultanément une floraison
d’universités, comme celles de Halle, de Göttingen, d’Heidelberg. En
revanche l’évolution du Sud est plus lente malgré l’influence de
l’impératrice Marie-Thérèse et du corégent Joseph II. Les Lumières
n’éclaireront que faiblement un pays centralisé, dominé par une Église
catholique toute puissante. Nous sommes loin de l’humanisme anglo-saxon. À
titre d’exemple, on saura que le servage y a été aboli en 1785 seulement.
L’esprit humaniste qui souffle sur l’Europe soufflera aussi sur la
Russie. Pierre 1er (1672-1725) commencera à extraire cet immense pays de son
immobilisme millénaire. L’intelligentsia de l’époque ne connaît en effet pas
de frontière. Anglais, Prussiens et Suédois séjournent en Russie et fondent
les premières loges maçonniques en 1771. Elles seront très actives.
L’aristocratie et la haute bourgeoisie en sont les acteurs. Les princes
Nenoitsky, Trubetzkoï, Kukarin, ambassadeur de Russie à Stockholm, Gagarine
sont titulaires de hautes responsabilités au sein de l’Ordre. L’oeuvre de
Pierre Ier sera poursuivie sous le règne de Catherine II (1762 à 1796),
cosmopolite, acquise aux Lumières, mais hélas sa dilection à l’égard de
l’ouverture des esprits du siècle et prônée par la franc-maçonnerie sera
insuffisante pour tolérer chez elle les idées qui soutiennent la Révolution
française, opposées à la monarchie. On doit noter au passage que les
autorités chrétiennes orthodoxes russes ne se sont jamais opposées à la
franc-maçonnerie, contrairement aux jésuites qui, semble-t-il, auraient
appuyé Catherine II dans sa démarche. Supposition toute gratuite d’ailleurs,
que contredit la réaction du roi de Prusse, Frédéric II, favorable aux
jésuites, lors de la dissolution de la Compagnie de Jésus par le pape
Clément XIV en 1773, et ce en dépit de la vive admonestation du ministre du
roi Louis XV, le duc de Choiseul (franc-maçon et Vénérable de la Loge «Les
Enfants de la Gloire» en 1761).
Plus au sud, l’Espagne et l’Italie font figures de retardataires dans ce
mouvement. L’Église de Rome y est solidement implantée et «veille au grain»,
tentant de juguler les «Lumières», allant jusqu’à les qualifier d’hérésie.
Étonnante réaction de la part d’un pays - il est vrai pas encore unifié -
qui avait été à l’origine de la Renaissance, de la floraison des arts et des
sciences. L’Espagne, elle, semble toujours immergée dans l’ivresse de la
reconquête de son sol sur les «Barbares» et de l’invasion américaine où le
moins qu’on puisse dire est que la tolérance n’y était pas monnaie courante.
Une espérance pour l’humanité
La lutte contre toute forme d’oppression prend, dès lors, non plus celle
d’un combat mais d’une vague que rien n’arrêtera plus désormais. La
démocratie dont notre pays connaît une des formes les plus avancées, en
dépit de ses lourdeurs créatrices d’immobilisme, va connaître une expansion
régulière. Aujourd’hui en 2006, après le démantèlement de l’Union soviétique
et l’éclatement de la Yougoslavie, on compte 193 pays indépendants sur la
terre dont 151 peuvent légitimement revendiquer la qualité de démocratie.
Parmi ceux-ci, 51 sont des démocraties parlementaires, 44 des démocraties
présidentielles, 39 des républiques multipartites, 17 des monarchies
parlementaires. Certes, leur poids démographique est variable; on peut
difficilement comparer les 33000 habitants du Liechtenstein au milliard
d’âmes de l’Inde, mais il semble que les hommes aient trouvé là une voie
vers la convivialité, en dépit de toutes formes de rejet xénophobe, inhérent
à la nature humaine.
On ne peut pas non plus évoquer cette grande espérance pour l’humanité,
sans penser à Jean-Jacques Rousseau. Celui-ci fut sans doute «le Newton du
monde moral» comme se plaisait à le dire Kant. Oublions chez lui les
contradictions, la querelle avec Voltaire, pour nous souvenir de l’Émile, de
la Nouvelle Héloïse, du Contrat social et des Confessions où se dessinent
clairement les voies qui conduisent à l’essence de l’homme et apportent les
recettes à son bonheur. Utopie penseront certains? Sans doute, mais le rêve
est la nourriture de l’homme à la condition, bien sûr, de ne pas en être le
jouet, comme nous y invite R. Kipling. Tel fut peut-être Rousseau: un rêveur
incontinent se réfugiant contre les agressions de tous ceux qui ne
l’entendaient pas, mais qui fut post mortem l’un des penseurs les plus
influents sur le comportement des hommes du XIXe siècle.
Condorcet, célèbre mathématicien français (franc-maçon), membre de
l’Académie des Sciences et de l’Académie française, auteur de «l’Esquisse
d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain», écrivait: «Occupé à
méditer depuis longtemps sur les moyens d’améliorer le sort de l’humanité,
je n’ai pu me défendre de croire qu’il n’y en a réellement qu’un seul: c’est
d’accélérer le progrès des Lumières». Ce qui ne veut pas dire que le
rationalisme naissant occultait ou rompait le rapport avec Dieu, mais que ce
rapport se détachait d’une théologie obsolète au terme de laquelle l’esprit,
créateur des religions, se trouvait emprisonné dans le système de celles-ci
et ne cessait de tenter de s’en libérer. Désormais le rapport est celui de
l’homme à l’homme, un rapport existentiel qui toutefois ne nie pas Dieu.
Concept théologique nouveau, certes, mais dont on pouvait déjà trouver la
trace chez Spinoza selon une formule rapportée par Tschirnaus à Leibniz:
«Les philosophes vulgaires commencent par les créatures; Descartes commence
par l’esprit; moi je commence par Dieu», méthode déductive déiste dont le
principe prend son essor dans l’Être absolu et immanent.
L’aspect théologique du siècle des lumières déborde toute forme de
piétisme et privilégie l’analyse intellectuelle à laquelle s’ajoute une
forme de monisme épistémologique suscité par Newton, dont on devait vite se
rendre compte qu’il ne conduisait nulle part.
L’espérance était dans la rupture des chaînes, dans l’issue du combat
contre toute forme d’oppression, quelle qu’elle fût, et qui débouchait sur
un existentialisme spirituel si bien énoncé par Kierkegaard. Ainsi s’élabore
un mouvement humaniste conduit par les esprits les plus libérés de l’époque,
parmi lesquels on rencontre les francs-maçons les plus célèbres, et qui
aidera chaque individu à comprendre sa liberté, sa responsabilité, à se
comprendre comme absolu commencement, comme rupture existentielle.
Le devoir de mémoire
Francs-maçons aujourd’hui, il semble qu’il faille s’interroger. Qui
sommesnous? Quelle est l’influence de notre institution dans un monde
moderne évolutif? Qu’y a-t-il entre nous - hic et nunc - et ceux qui, au
siècle des Lumières, au sein de cercles humanistes, contribuèrent à créer
les bases, le climat, permettant à l’être humain «d’accéder légitimement à
sa dignité»? C’est en nous-mêmes que nous trouverons la réponse. Certes, la
franc-maçonnerie dérange. En cela, elle remplit son rôle. Sans reprendre à
notre compte cette phrase qu’on attribue à Ignace de Loloya qui définissait
ainsi l’ordre des jésuites: «S’il advenait jamais un jour que nous
devinssions populaires, cela voudrait dire que nous avons failli à notre
mission», nous devons savoir assumer l’impopularité. Toute entrave au
prêt-à-penser est sujette au même opprobre de la part de ceux qui exercent
le pouvoir sur les masses.
Souvent nous n’avons pas su veiller à ne pas admettre parmi nous les
tartuffes qui permirent à nos détracteurs de nous diffamer, «nettoyer nos
rangs» des maffieux ou des «illuminés» de toute espèce, éviter que l’on
traîne dans la boue une réputation que nous devons à nos glorieux
prédécesseurs. On ne trouvera pas ici de recettes pour nous conduire vers
l’avenir; elles sont nouvelles, inédites, à créer. Elles doivent naître de
notre imagination et de notre initiative. Assises sur les fondements
traditionnels de l’Ordre, on doit veiller à ce qu’elles soient identiques à
celles qui ont permis aux francsmaçons du XVIIIe siècle de montrer à
l’humanité la route de la liberté. Nous devons nous souvenir de leur exemple
pour construire le chemin vers la lumière, à jamais inachevé. Cette lumière
est un feu qui peut s’éteindre à tout moment. Nos travaux se déroulent au
calme des bords d’un lac paisible; il n’en a pas toujours été ainsi
ailleurs. Nombre de Frères sont morts, victimes des tyrannies, exterminés
dans les camps nazis ou les goulags soviétiques. C’est autant envers ceux-là
qu’envers les prestigieux maçons du siècle des Lumières que nous avons un
devoir de mémoire.
En ce domaine, l’immobilisme, l’absence de créativité, la satisfaction
sereine de la quotidienneté tranquille de nos travaux, nos petites querelles
intestines, nous éloignent des solutions radicales, de ce qu’il faudra faire
pour avoir une raison d’être.
Notes:
(1) Jean Servier, Histoire de l’Utopie. Collection Idées, Ed. Gallimard
1967
(2) E. Battisti, professeur à l’Université de Florence
(3) Jacques Trescases in Masonica – Revue du G.R.A. No 18, p.34
(4) Guide du Franc-Maçon, Ed. Groupe de Recherche Alpina, p.90
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