Analyse d’une oeuvre picturale symboliste des plus étranges
V.I.T.R.I.O.L ou Mélancolie?
Si dans un siècle où la mélancolie si chère à nos romantiques n’a plus
cours, elle est largement compensée par les multiples névroses et
dépressions dues au stress collectif qui nous assaille de toute part. Le
néophyte se trouve donc bien désemparé face à cette sentence: Visita
Interiora Terra Rectificando Invenies Occultum Lapidem.
par Alain Véron - Lux Post Meridiem, Genève (Revue maçonnique suisse:
mars 2007)
Dans un XVIe siècle divisé, certaines estampes d’Albrecht Dürer étaient
reconnues comme des manifestes populaires de propagande protestante. En
effet, certaines oeuvres du Maître de Nuremberg, nous intriguent par leur
apparence énigmatique. L’une des plus célèbres, la Melancolia, a donné le
prétexte à une magnifique exposition parisienne dans un Grand Palais
superbement rénové. Rassemblée par l’historien d’art – et directeur du musée
Picasso - Jean Clair, elle s’est tenue jusqu’au 16 janvier 2006. En
contemplant cette gravure si mystérieuse, on est frappé par plusieurs
aspects maçonniques de l’oeuvre. Voici selon divers rituels, quelques
analogies relevées. Tout d’abord le «cabinet de réflexion» dans lequel on
laisse le candidat à ses interrogations majeures face à un crâne humain le
jour de son initiation. Ils sont symbolisés ici successivement par le regard
intense et concentré du personnage, comme illuminé de l’intérieur. Sa
position représente tous les stéréotypes de la mélancolie et de la réflexion
qui se distinguent par trois gestes: tête inclinée; l’oeil qui ne voit pas
mais regarde en lui-même vers les paysages de l’âme; coude sur le genou avec
la main prenant appui sur la joue, parfois sur le menton.
Si le crâne est ici absent, alors que nous le retrouverons dans de
multiples «vanités1», ses corollaires s’y trouvent: le sablier et la cloche
qui marque la neuvième heure, ainsi que la possible balance de justice pour
la pesée des âmes…
L’ange (Dürer a sans doute souhaité que le personnage ne fût ni homme ni
femme) semble plongé dans un abîme de perplexité. Il nous rappelle également
la méditation qui s’apparente à celle de l’anachorète retiré dans le désert.
Jérôme Bosch a exploité ce thème dans La tentation de saint Antoine, tout
comme Giorgione à qui on attribue le Double portrait, Lucas Cranach
(l’Ancien) pour une autre Mélancolie, la Maison de Nazareth de Zurbaran, Van
Gogh qui -dans la mélancolie due cette fois à la solitude névrotique du
créateur - peindra plusieurs fois son ami le Docteur Gachet auteur d’une
thèse… sur la mélancolie. Enfin, et cette liste n’est pas close, Caspar
David Friedrich: Moine au bord de la mer. La mélancolie est toujours
immobile, comme ce moine qui est placé là, comme il le serait dans sa
cellule.
Les éléments du tableau
- Les objets d’étude ayant pour la plupart rapport à la géométrie et
les outils épars sur le sol, marquent à la fois l’ampleur de la tâche et
le travail à jamais inachevé. Ils symbolisent aussi le passage du degré
opératif au degré spéculatif représenté par la victoire de l’esprit sur
la matière: le marteau, le rabot, la scie, la règle, le ciseau, le
compas dans la main suspendue, le polyèdre en cours de taille… Le
travail en perpétuelle exécution n’est donc «jamais terminé»; la pierre
taillée en polyèdre régulier dont le marteau se trouve encore au sol
ainsi que le rabot en témoignent.
- L’angelot symbolisant la pureté des moeurs et l’innocence à jamais
passée de l’enfance et du paradis perdu. Le personnage qui est aussi un
ange, fut sans doute cet enfant-là.
- L’échelle de Jacob reliant le ciel et la terre vers l’accession à la
spiritualité la plus haute et aux degrés supérieurs de l’ésotérisme.
- Le chiffre 7 éminemment symbolique est visible par le nombre
apparent des barreaux qui permettent l’accession au temple sur lequel
l’échelle est appuyée.
- La clef pendue et la bourse au côté gauche du personnage. Dürer nous
renseigne lui-même sur ce que les Maçons appellent les «métaux» c’est à
dire, les signes profanes de puissance et de richesse.
- La sphère «dont le centre est partout et la circonférence nulle
part».
- L’arc-en-ciel.
- Le chien qui dort: la part d’animalité qui est dans l’homme fruste
et profane aux choses de l’esprit, mais aussi le symbole de la fidélité.
- La chauve-souris qui emporte le phylactère éponyme de la gravure,
donnant à cette scène un aspect encore plus énigmatique de la pensée qui
s’élève.
- La chute de la comète de Haley – mais qui illumine l’horizon comme
un soleil - dont Dürer fut le témoin à Bâle en 1512, c’est-à-dire deux
ans avant la «signature» de la gravure comme nous allons le découvrir.
- Là encore, l’allusion se réfère non seulement à la démesure de
l’infini mais aussi à l’Apocalypse; c’est-àdire non seulement à la
Bible, le «volume de la loi sacrée» présent dans chaque loge régulière,
ainsi qu’à Jean L’Evangéliste le «patron» des francs-maçons (et auteur
supposé de l’Apocalypse comme on le sait).
- Enfin, le fameux carré magique symbolisant la connaissance des
mathématiques d’ordre 4.
Reproduit et agrandi ci-dessous, on remarque que les deux nombres du
centre de la ligne inférieure indiquent l’année de la création de l’oeuvre:
1514.
Les Anciens pensaient que la mélancolie était la conséquence de cette si
funeste «bile noire». Secrétée par la rate, son nom en anglais se dit spleen
qui fut si cher à Charles Baudelaire. Cette maladie de langueur n’est donc
pas plus un sentiment qu’un complexe qui en résulterait. C’est
malheureusement une force intérieure terriblement objective. Comme nous le
rappelle Jean Starobinski dans La mélancolie au miroir, elle est l’héritière
en nous de ce que l’on appelait autrefois possession divine.
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