«La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font
qu’encadrer ce silence» Miles Davis
Dans le silence et la solitude
L’étymologie de silence nous renvoie au latin silentium, qui
caractérise une absence de bruit, le fait de se taire, une interruption plus
ou moins longue en musique et le fait de ne pas vouloir ou pouvoir
s’exprimer. La faillite de notre civilisation est le bruit, alors que nous
avons besoin d’espaces silencieux.
Loge Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: octobre
2007)
Nous vivons dans un monde où la verbalisation est la règle et le silence
l’exception. Nous vivons au milieu d’un torrent de mots, si bien que la
valeur du silence nous échappe le plus souvent. Parce que la parole et le
silence sont étroitement liés nous ne savons plus très bien ce qu’ils
représentent. N’est-ce pas dû au fait qu’à sa manière le silence signifie à
travers les mots autant que les mots signifient eux-mêmes? Et sans un espace
entre les mots, ceux-ci seraient-ils compréhensibles? Nous retrouvons là une
dualité qui nous est familière.
Il existe plusieurs formes de silence et nous connaissons
particulièrement bien celui imposé aux autres. Il est éloquemment illustré
par des expressions telles que «réduire au silence», «la loi du silence»,
«le silence radio»… «Faire silence sur les travaux de ce jour». Cette phrase
de notre rituel renforce l’engagement figurant dans le serment maçonnique de
ne pas dévoiler la teneur de nos travaux, de notre rituel et des
particularités qui lui sont inhérentes, ni l’appartenance de nos frères. Il
s’agit ici d’un silence auto-imposé. Chercher à respecter son propre silence
dans notre engagement au sein de notre ordre nous apparaît comme primordial,
sinon essentiel.
La puissance pacificatrice du silence
Apprentis, avons-nous toujours profité du silence imposé, pour apprendre
à dominer les mots par la pensée? Avons-nous su nous isoler suffisamment du
bruit extérieur et rechercher la maîtrise du silence intérieur? C’est
l’époque la plus intense de la recherche de notre soi et de notre propre
rapport à l’existence, même si cette quête durera toute une vie. Cette
période d’apprentissage consistant à écouter les autres devrait nous
permettre de découvrir la vraie valeur des mots et du silence.
À l’issue de ce «purgatoire» le compagnon en devenir que nous sommes
alors devrait commencer à savoir contenir les bruits anarchiques de son
esprit et à ordonner sa pensée. Cheminant ainsi sur la voie de la réalité
spirituelle, il a peut-être pu remplacer progressivement les silences de
l’ennui, de l’inquiétude et du désespoir, par celui apaisant de la paix
intérieure.
On peut dès lors se demander pourquoi une fois devenus maîtres, certains
d’entre nous oublient cette recherche et ses vertus. Ils vont, s’exprimant
en tous lieux sans retenue, sans réflexion préalable sur les conséquences
des mots qu’ils donnent à entendre. Ils perdent ce recul, ce temps donné par
le silence pour forger une opinion et atténuer les effets néfastes de
l’emportement. Ils dispersent ainsi à la cantonade des sentences toutes
faites, formulées à l’emporte-pièce. Que ceux-là repensent au temps de leur
apprentissage et utilisent la puissance pacificatrice du silence qui pèse
les mots au trébuchet du bon sens!
Mais le silence existe t-il vraiment? Et de quel silence s’agit-il?
Serait-ce du silence de la nuit par opposition au bruit de la journée?
Mais il y a des sons la nuit également, aussi ténus soient-ils. Pour obtenir
le silence absolu il faudrait se trouver en un lieu fermé, en un endroit
clos et dépourvu d’air qui est le vecteur de propagation des sons. Alors où
se situe le silence? L’une de ses résidences est assurément en nous.
Nous évoquons ici le silence intérieur atteint lorsque nous parvenons à
établir une séparation entre le bruit extérieur et nos pensées. Il permet
l’écoute, celle de soi et surtout des autres, cette vraie écoute qui
consiste à entendre vraiment ce qui est dit.
Entendre, c’est recevoir de l’information, en s’extrayant au maximum de
tout contexte émotionnel et percevoir ainsi le vrai sens des paroles. Pour
cela il faut faire le vide, devenir un réceptacle non «pollué» de nos acquis
individuels (éducation, a priori, expériences personnelles, etc). Créer le
vide nous place en position de récepteur, non d’émetteur. Pour que les idées
circulent il faut un flux limpide dans les deux sens, ce qui permet d’éviter
la thrombose, parfois physiologique dans le corps humain, mais aussi
intellectuelle dans le cas de discussions à sens unique. La communication
entre les hommes nécessite malgré tout la parole, car elle ne peut se
contenter de seuls sous-entendus. Mais, méfiance, car même si elle n’est pas
toujours un bavardage inepte elle peut prêter au quiproquo, se révéler
inadaptée ou mensongère, ce qui laisse la pensée démunie.
La fermeté du silence appuyée sur l’intelligence
Les valeurs du silence sont celles de notre rapport à l’être. Elles sont
autant de degrés d’intériorité, de concentration ou de dispersion, de
présence ou d’absence. Le silence de l’inquiétude traduit le manque
d’existence du moi. Le silence de l’ennui est celui du vide d’existence à
l’ego qui tourne en rond. Le silence du désespoir se manifeste dans un
naufrage intérieur où le sens de l’existence du monde s’effondre. Terminons
cette excursion silencieuse par le silence de la paix intérieure qui
s’oppose à la confusion et aux tourments. Si en deçà des mots il existe bel
et bien une réalité indicible, par conséquent nous pouvons affirmer que le
silence est porteur de signification. Il a le pouvoir de manifester cette
réalité qui n’entre pas dans le langage, mais que le langage vise. Seule la
fermeté d’un silence appuyé sur l’intelligence, un silence lucide et serein,
donne à l’intellect sa vraie clarté. Mais de quel ordre est-il? Il peut
manifester la réalité affective, et se rattacher à l’intimité des
sentiments. C’est vrai qu’il est certaines pressions de main plus éloquentes
que de beaux discours de remerciements. Il peut manifester la réalité
inconsciente. Les actes manqués, les lapsus ne sont pas intentionnels, et
pourtant ils révèlent à leur manière le contenu de l’inconscient, des
intentions que l’on se cache souvent à soi-même. Ce qui est refoulé
reviendra dans les moments d’inattention.
Il peut aussi interpeller la réalité spirituelle. L’expérience mystique
induit un tel recueillement, que l’intériorité domine toute expression.
Toutes les traditions spirituelles insistent sur la valeur de purification
du silence. La nôtre en franc-maçonnerie ne fait pas exception. Le silence
vrai consiste avant tout à se taire au fond de soi, ce qui n’est pas
incompatible avec un bruit extérieur. Le véritable bruit se niche dans la
pensée. Sa prolifération inutile, ce blabla continu, n’est souvent que
l’effet d’une pensée parasite. Le premier pas vers le silence implique
d’arrêter les vagues du mental, et non de se boucher les oreilles. À partir
du moment où le mental s’apaise, la pensée se fait plus intuitive et la
présence à soi plus dense.
On n’entend plus que l’essentiel
Dans notre parcours de vie on nous apprend à développer la parole, mais
jamais notre capacité à faire silence, alors que l’un ne va pas sans
l’autre. Les deux, silence et parole sont indispensables mais à des moments
bien choisis, pour que se créent l’échange, la communication, l’équilibre et
l’harmonie.
Notre Ordre autorise la mise en place de cette dualité équilibrée, de la
pratiquer en opposition à la vie profane où souvent ceux qui parlent le plus
fort s’imposent.
Dans le silence et la solitude, on n’entend plus que l’essentiel. «Parle
si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence». Euripide
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