Tentons d’y voir plus clair

Réflexions sur le thème d’étude

Roger Jomini, Loge Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: avril 2008)

Famille et profession ou loge. Privé d’un point d’interrogation, le titre de ce thème est-il volontairement ou involontairement provocateur? Puisqu’il nous interpelle, faut-il rappeler que dans la majorité des ateliers de la GLSA, au moment solennel où le nouveau frère va contracter son obligation, le rituel énonce que son serment va lui permettre de remplir encore mieux que par le passé ses devoirs envers la famille et la patrie. La conjonction ou surprend donc.

La famille d’abord! Ses adversaires le disent et le redisent: valeur des sociétés primitives ou bourgeoises, la famille a été durement ébranlée par le déclin de l’esprit religieux, la révolution culturelle de mai 68, par la généralisation du divorce et la pratique de plus en plus répandue du célibat. À ces éléments de désagrégation il faut ajouter le travail des femmes, qui confient leurs enfants à des crèches et ne peuvent plus guère jouer chez elles leur rôle traditionnel de gardiennes du foyer.

L’essor de la vie sociale empêche la famille de se refermer sur elle-même comme autrefois. En résumé, soulignent les détracteurs de la famille, cette dernière a cessé d’être une valeur de référence. L’autorité du père n’est plus qu’un souvenir, la mère n’exerce plus la domination de fait qui était la sienne jadis, car si la loi lui refusait bien des pouvoirs, la nature lui en accordait beaucoup. Quant aux grands-parents, remisés dans des mouroirs, leurs talents de conteurs sont remplacés par des écrans de télévision ou d’internet. En bref, il semble que l’on puisse passer la famille par les pertes et profits des temps modernes; et la jeunesse, nous dit-on, y gagne passablement en liberté.

Hier et aujourd’hui

Tout autre est le langage des champions de la famille. Ils rappellent qu’elle est une institution naturelle. L’habitude de marcher sur deux pieds est également une habitude primitive avec laquelle personne n’a encore songé à rompre. Quant à la religion, on lui attribue comme toujours ce qui existait avant elle, et qu’elle n’a fait que codifier. Le sens de la famille existe chez nombre d’animaux - ils ne vont pas à l’église, mais sont loin de donner le mauvais exemple aux humains. Pour mai 68, ce ne sont pas les enfants d’alors qui ont causé les pires déprédations dans l’institution familiale; ce sont les adultes avec leurs incertitudes morales et leur propension à fuir leurs responsabilités. Certes, la famille pâtit de plus en plus de la multiplication des divorces. Chacun reconnaît toutefois que ce sont les enfants qui souffrent le plus de cet état de choses, ce qui plaide moins pour l’abolition des valeurs familiales que pour leur restauration. Et puis, les conclusions que l’on tire du travail des femmes sont fausses. Les femmes portent la double charge du travail et du foyer avec un courage dont bien peu d’hommes seraient capables, et qui devrait, par l’admiration et la reconnaissance qu’il mérite, resserrer plutôt que distendre le lien familial.

De surcroît, la famille n’est pas l’invention de l’Eglise ou de l’Etat bourgeois, elle est dénoncée depuis un siècle ou deux par de piètres écrivains acharnés à combattre toute forme de morale faisant apparaître leur médiocrité. Au contraire, c’est un refuge contre l’adversité, une cellule de résistance à l’oppression. Une preuve? La première tâche que les tyrannies totalitaires s’assignent est de la faire voler en éclats, en enrôlant les enfants dans de tristes bataillons de culottes courtes, et en s’efforçant d’introduire la délation dans les foyers.

Le véritable aventurier des temps modernes est le père de famille» disait Charles Péguy, même si le non-conformisme aujourd’hui consiste à défendre la famille plutôt qu’à l’attaquer.

Le travail, qu’en est-il vraiment ?

Profession ou loge? Tel est le deuxième volet de la question posée. Qui dit profession dit travail. La Genèse est formelle: après leur faute, Adam et Eve furent punis. «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front». Dès lors, nombre de pseudo philosophes modernes ont tiré à boulets rouges sur le travail. Selon eux, la culture du travail est devenue culte, avec l’obsession du combat et de la conquête. Certaines professions empruntent presque tous leurs termes au jargon militaire: stratégie, cible, place forte, attaque, razzia. L’employé est devenu soldat. On l’envoie en mission. Il reçoit des objectifs. Au vrai, tout a débuté quand on a mis le mot loisir au pluriel, ce qui a produit les loisirs. On s’est ensuite rendu compte que plus on avait de loisirs, moins on avait de loisir. Il fallut avoir des activités. On parle de «vacances actives». Les gens qui visitent des musées, lisent des livres et regardent des films croient qu’ils pensent, alors qu’ils se gavent. Quant aux sportifs, chacun sait qu’ils se cament à l’endorphine, drogue dangereuse car gratuite, chacun en ayant sur soi de naissance. Le travail sacré monarque absolu, ça fait de la peine à nos néo-philosophes, qui rappellent que le travail était le thème favori des staliniens et des nazis.

Le triangle parfait

Remontons dans le passé. On sait qu’au début de la maçonnerie dite spéculative, au dix-huitième siècle, cette nouveauté suscita un fol engouement, une réelle frénésie. Selon la phrase consacrée «tout le monde voulait en être». C’est ainsi que des nobles, des souverains mêmes, s’engouffrèrent dans les ateliers maçonniques, qui, au début, ne comptèrent guère de gens du commun, comme on disait. Les Frères n’avaient pas d’activité professionnelle, et faisaient initier leurs domestiques, pour être servis à table durant les banquets, par exemple. On imaginerait mal de nos jours une loge composée uniquement de retraités ou de riches oisifs.

Au demeurant, la provocation contenue dans le titre Famille et profession ou loge s’efface dès lors qu’on relit le deuxième alinéa, chiffre premier, des Principes maçonniques généraux de la GLSA, qui se réfère aux Anciens Devoirs des Francs-Maçons de 1723. Rafraîchissons nos souvenirs. Ces Anciens Devoirs stipulent: «Tous les Maçons travaillent honnêtement les jours ouvrables pour pouvoir vivre honorablement les jours de fête…» et plus loin, concernant de nouveau la famille «Vous devez aussi tenir compte de votre santé en ne restant pas ensemble trop tard ou trop longtemps hors de chez vous, après que les heures de Loge sont passées, et en évitant la gloutonnerie et l’ivrognerie, en sorte que vos familles ne soient pas négligées ou détériorées, ni vous-mêmes incapables de travailler».

Au demeurant toujours, nombre de nos rituels contiennent la phrase suivante: «La franc-maçonnerie, mon Frère, est une véritable religion du travail ». Enfin, faut-il rappeler que le couple adamique de la Genèse chassé du paradis terrestre - la jouissance, l’inaction, le repos - reçut une «tunique de peau», l’ancêtre de notre tablier qui rappelle qu’un maçon doit toujours avoir une vie active et laborieuse.

Et les plus grands hommes se sont fait honneur de ceindre ce modeste tablier de peau d’agneau, puisqu’il appartient à la maçonnerie de glorifier le travail.

Alors voilà réalisé le triangle parfait: famille, profession, loge.