Entre le siècle et l’éternité
Le temps dans tous ses états
«Avec le temps... avec le temps, va, tout s’en va. On oublie le
visage, et l’on oublie la voix. Le coeur, quand ça bat plus, c’est pas la
peine d’aller chercher plus loin. Faut laisser faire et c’est très bien.
Avec le temps...» (Léo Ferré 1916-1993)
Roger Jomini – Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique
suisse: juin/juillet 2008)
Poète, compositeur et anarchiste, amené au chant par la môme Piaf, Léo
Ferré fut aussi sujet monégasque. À Monaco, le catholicisme est, par la
Constitution, religion d’Etat. Il n’empêche: le prince Rainier III, qui
passa quelques années de sa jeunesse à Rolle, dans le canton de Vaud,
fredonnait volontiers les chansons de Léo Ferré, dont une place de la
Principauté porte désormais le nom. Le chanteur avait pris la pleine mesure
du temps, mieux que bien des philosophes. Il s’interrogeait dans ses
chansons: Quelle malédiction pèse sur l’homme? Est-ce le temps, justement?
Est-ce la mort? Que savons-nous de notre destin? Qu’est-ce que l’éternité?
Léo Ferré, pas trop sérieux, dites-vous? Bon, tournons-nous vers des gens
réputés plus austères: «Le regret qu’ont les hommes du temps mal employé ne
les incite pas toujours à faire meilleur usage du temps qui leur reste».
C’est La Rochefoucauld qui l’affirme.
Mais alors, qu’est-ce que le temps? Dans un écrit fameux Saint-Augustin a
tenté d’en cerner la notion. On dirait aujourd’hui que le temps est comme
une girafe, difficile à définir, mais facile à reconnaître. Bien sûr, les
esprits purement scientifiques souriront et vous diront que depuis
Saint-Augustin on sait mesurer le temps, le calculer, le diviser, le
prévoir, l’enfermer dans des calendriers, des horloges, et bien d’autres
instruments. Chaque année cependant, des millions de visiteurs se pressent
devant les pierres de Stonehenge en Grande-Bretagne, ou celles du Morbihan.
Consciemment ou non, ils cherchent autre chose, comme nous.
Nous voici prévenus. Plutôt que par la froide raison, tentons
d’appréhender le sujet par le biais du symbolisme. Ici, le temps est une
limite dans la durée, et la distinction la plus sentie d’avec le monde de
l’au-delà, qui est celui de l’éternel. Par définition, le temps humain est
fini, et le temps divin infini, ou plutôt, il est la négation du temps,
l’illimité. L’un est le siècle, l’autre l’éternité. Il n’existe donc entre
eux aucune commune mesure possible. Cette différence de nature, que
l’intelligence ne peut normalement concevoir, trouve son contrepoids dans
l’intensité d’une vie intérieure, non dans un prolongement indéfini de la
durée: sortir du temps, c’est sortir totalement de l’ordre cosmique, pour
entrer dans un autre ordre, un autre univers. Le temps est indissolublement
lié à l’espace.
On ne lit plus guère C.F. Ramuz. Ecoutons-le pourtant: «Les jours dans le
commencement, ils s’en viennent comme des gens, qui viennent vous faire
visite. Et puis ils vont toujours plus vite. Ils se mettent à courir comme
quand on court au feu, on ne peut plus les compter, ils s’embrouillent ; on
sent seulement qu’on devient vieux, on a les jambes qui se rouillent» (La
Grande guerre du Sondrebond). Qui a le privilège de flâner dans le Val
d’Aoste sera bientôt frappé par sa richesse en cadrans solaires. On en a
dénombré plus d’une centaine, d’Aoste à Ville-sur-Nus. Au hasard de la
flânerie nous en relevons de nombreuses inscriptions. Elles nous rapprochent
de notre quête symbolique du temps: «Fugit Irreparabile tempus - le temps
s’enfuit irréparablement» (de Virgile), à Cogne. «Le temps vole, l’heure
s’enfuit», à Sarre. «Faisons le bien pendant que nous en avons le temps», à
Saint-Vincent. «Quelle heure est-il? C’est l’heure de bien faire!», à
Courmayeur. «L’homme mesure le temps, et le temps mesure l’homme», à La
Salle. «L’amour fait passer le temps, et le temps fait passer l’amour», à La
Salle aussi. «Homme savant, grandes affaires tu calcules. Mais l’heure
finale, en vain tu la recules», à Morgex. «La vérité est la fille du temps»,
à Ayas. «Le temps vous guérira des maux que le temps donne», à Gignod. Et
cette dernière, à Champoluc, parce que le cadran solaire est surmonté de
notre delta lumineux: «L’amour et la jeunesse, c’est un simple passage,
Comme le soleil et son ombrage».
«Il est minuit! Docteur Schweitzer!» Pour le profane, la célèbre phrase
rappelle le médecin, le musicologue, le Prix Nobel de la Paix. Pour le
franc-maçon «Il est minuit!», c’est l’heure de terminer les travaux, qui ont
commencé à midi. Pourquoi commencer à midi et terminer à minuit, dans une
culture moderne de loisirs et d’horaires variables? L’explication historique
venant à l’esprit est simple. Les rites maçonniques sont des rites solaires.
Midi est l’heure où le mouvement visible du soleil est suspendu. C’est aussi
le moment qui ne varie pas, par rapport au lever et au coucher du soleil qui
se déplace au fil des jours. En passant, il faut remarquer que midi est le
moment où l’ombre portée par le corps est minimale; c’est donc le temps de
l’illumination maximale. Quant à minuit, dans la mesure où le monde profane
est celui des ténèbres, en tout cas par opposition à la lumière à laquelle
accède l’initié, il est normal que le retour à ce monde profane se fasse à
l’heure où règne l’ombre absolue.
Rappelons que les deux Saint-Jean, fêtes reprenant de très anciennes
traditions, sont placées aux deux solstices.Alors, le temps maçonnique? Dans
la plupart de nos loges, le cabinet de réflexion propose au néophyte un
certain nombre de maximes et d’axiomes. Parmi ceux-ci, venus du tréfonds des
âges sous des formes différentes selon les penseurs: «Travaille comme si tu
devais atteindre cent ans, et prie comme si c’était ton dernier jour»
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