Thème
Sur des formes différenciées de l'échec
«C'est le fait d'un ignorant d'accuser les
autres de ses propres échecs; celui qui
a commencé de s'instruire s'en accuse
soi même; celui qui est instruit n'en
accuse ni autrui ni soi même».
Epictète
Roger Jomini – Tolérance et Fraternité,
Genève (Revue maçonnique suisse: février 2009)
En ce petit matin du 10 février 1837, un
homme de trente huit ans s'écroule dans
la neige glacée, mortellement blessé en
duel pour une affaire d'amour. C'est notre
frère Alexandre Pouchkine, celui que les
Russes considèrent comme leur plus
grand écrivain, au dessus même de Léon
Tolstoï ou de Féodor Dostoïevsky. Sa vie
aura été une alternance de triomphes et
d'échecs. L'échec en amour, c'est justement
le sujet de l'une de ses oeuvres,
Eugène Oneguine, dont Piotr Ilitch Tchaïkovsky
tirera un opéra du même nom,
encore régulièrement joué chaque année
sur les plus grandes scènes internationales.
L'échec de la quête amoureuse
encore : Wolfgang Amadeus Mozart nous
a habitués, dans ses oeuvres, à certains
dénouements heureux, des happy ends,
sauf dans Don Juan où la sinistre statue
du Commandeur nous ramène aux dures
réalités de la vie. D'autres formes d'échec
ayant frappé des francs maçons ? C'est le
docteur Joseph Ignace Guillotin, à l'époque
de la Révolution française. Il voulait
adoucir la mise à mort des condamnés, et
obtint des autorités l'utilisation de la
machine qui porte son nom. Il en fut
désespéré. À la même période, le Suisse
sanguinaire Jean Paul Marat, qui entendait
faire le bonheur du peuple malgré lui
et finit poignardé dans sa baignoire par
Charlotte Corday. Et notre frère présumé
Henry Beyle dit Stendhal, l'un des meilleurs
écrivains français, universellement
reconnu aujourd'hui, mais que l'on commença
à lire cinquante ans après sa mort.
Ou bien ce maçon américain, James Marshall,
qui en janvier 1848 découvrit de l'or
sur les terres californiennes d'un Suisse,
le général Suter, déclencha la fameuse
ruée vers l'or et mourut pauvre dans un
asile d'aliénés. Il faudrait conter les tribulations,
prison comprise, vécues par le
marquis de Sade qui a donné son nom au
vocable sadisme. Et encore l'échec de la
vie du maçon Oscar Wilde, que l'on continue
à lire et à jouer au théâtre. Et notre
soeur Joséphine Baker, la Vénus d'ébène
au grand coeur, ruinée par ses oeuvres au
profit d'enfants abandonnés ... On pourrait
allonger cette liste d'échecs.
D'autres exemples probants
Dans la Chine ancienne, le
même idéogramme exprimait
les mots échec et
chance. Il s'agit-là bien davantage
qu'un symbole. Ce
ne sont pas les mânes d'Auguste
Bartholdi, le sculpteur
français, qui nous contrediront.
Ce franc-maçon connut
nombre d'échecs avant le
succès de son Lion de Belfort,
bien sûr, mais surtout,
symbolique, La Statue de la
Liberté éclairant le Monde, à
New York. Des remèdes à
l'échec ? Evidemment, de
nombreux philosophes et
psychiatres ont tenté d'en
proposer, qui parfois s'apparentent
à des remèdes de
bonne femme. On citera les
travaux du Zurichois Carl
Gustav Jung (1875-1961),
descendant de deux Grands
Maîtres de Alpina, fondateur
de la psychologie analytique.
Il fut considéré par Sigmund Freud
comme son dauphin, mais il s'en sépara
lors de la publication par Jung, en 1912,
de Métamorphoses et Symboles de la
libido. Parce que nous sommes adeptes
du symbolisme, nous suivront Jung dans
l'étude des grands mythes du passé. Il y
a le cas, célèbre, de l'échec divin pour
corriger les hommes et qui se traduit par
le déluge avec l'Arche de Noé. Par définition,
le déluge est universel et se situe
au temps complexe des origines. Il est en
quelque sorte une répétition du mythe de
la Création. Des plaisantins ont pu dire :
«Le déluge ? Remarquable expérience du
baptême qui lave le monde du péché et
des pécheurs», ou : «Il n'y a que l'inutilité
du premier déluge qui empêche Dieu d'en
envoyer un second».
Différence entre les idiots et les intelligents
Citons également le mythe de la Tour de
Babel. Alors qu'ils parlaient tous la même
langue, les hommes se réunirent en Mésopotamie
pour construire une ville et une
tour afin de monter au ciel. Yahvé, ou Dieu,
réagit en confondant la langue des
humains afin qu'ils ne se comprennent
plus et les dispersa sur la terre entière,
mettant fin à leur projet. Au dix-huitième
siècle, Voltaire s'en amuse en jugeant que
c'est depuis ce temps là «que Chinois et
Allemands ne se comprennent plus». De
nos jours, le mythe est toujours activé. Au
temps de la globalisation, l'image de la
tour suggère le gigantisme des entreprises
humaines destructrices de l'individu, évoque
la diversité linguistique et culturelle
et souligne l'incapacité des hommes à
communiquer entre eux. Les francs
maçons acceptent ils cette vision pessimiste?
Heureusement, un autre mythe,
musical celui là, apporte un peu de réconfort,
repris encore aujourd'hui dans des
opéras : celui d'Orphée et d'Eurydice,
chargé de symbolisme. Pour les Grecs,
Orphée représentait la puissance du
chant. Sa voix subjugue les hommes et les
dieux, mais aussi les bêtes, les plantes et
même les êtres inanimés. On sait qu'Orphée
épousa la belle Eurydice, une nymphe.
Profondément amoureux, le couple vit
une formidable idylle. Cependant, un
inconnu voyant Eurydice est pris d'un violent
désir pour elle. Celle-ci fuit, mais est
mordue mortellement
par un serpent.
Terrassé par le chagrin,
Orphée demande à Jupiter
de pouvoir ramener
son épouse du royaume
des morts. À une condition
toutefois : ne pas se
retourner en emmenant
Eurydice. Arrivé à la surface
du jour, il se
retourne trop tôt, et
cette fois ci Eurydice
disparaît à jamais. La
tentative d'Orphée de
ramener Eurydice dans
le monde des vivants
échoue, image de la
vanité de l'homme.
On a pu dire que les
échecs sont le résultat
de nos erreurs, et que
les idiots commettent
toujours les mêmes
fautes, tandis que les
gens intelligents en
commettent de nouvelles.
Nous voilà rassurés.
Et une fois de plus, il faut revenir à Rudyard
Kipling: «Si tu peux rencontrer
triomphe après défaite, /Et recevoir ces
deux menteurs d'un même front/Alors...».
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