Thème
Les outils du franc-maçon
Le 24 juin 1717 naît à Londres la maçonnerie
moderne. Un petit groupe
d'hommes de formations diverses : clergymen,
savants, aristocrates, bourgeois,
provenant de plusieurs loges, se réunit
dans une salle du premier étage de l'auberge
The Goose and the Giridon (L'Oie et
le Grill). Ils créent une Grande Loge, puis
élisent un Grand Maître.
Roger Jomini – Tolérance et Fraternité, Genève (Revue maçonnique suisse: avril 2009)
Tous ces graves personnages en perruque,
dans leurs robes ou habits noirs, auraient
été fort empruntés qu'on leur mette en
main des outils d'ouvriers, truelles, marteaux,
équerres et compas, instruments
bons pour le petit peuple des villes et des
campagnes. Aussi, les Constitutions d'Anderson
- du nom de l'un des participants -
ne parlent-elles-pratiquement pas de la
“boîte à outils“ alors qu'elles sont très prolixes
et détaillées dans leurs quatre parties.
Notre sujet n'est pas de relater l'historique
de l'introduction des outils dans nos
rituels. Pas non plus de tenter de décrire
le muet étonnement des artisans, plus
tard admis dans nos rangs, quand on leur
déclare gravement que les outils maçonniques
sont au nombre de neuf, qui se
répartissent symboliquement en trois
catégories : les outils actifs, qui symbolisent
l'esprit, les passifs qui représentent
la matière, et une qui est neutre.
Une technologie de métier
Les outils constituent les symboles essentiels
de l'initiation maçonnique, liés aux
voyages initiatiques. Paradoxalement, le
symbolisme des outils représente la partie
la moins altérée des rituels au fil des âges.
C'est le symbolisme géométrique propre au
métier du constructeur, parce que les outils
prolongent la main de l'homme. Ils possèdent
leur propre dynamisme. L'équerre, le
compas, comme le niveau, le fil à plomb, le
maillet, le ciseau et la règle sont les outils
essentiels mis à la disposition du constructeur.
Tout le rituel décrit les phases d'une
technologie de métier, celui de l'art de
bâtir, de l'Art Royal. Le mythe s'établit
autour de la construction du Temple de
Salomon, décrit par l'Ancien Testament.
Toutefois, ces outils n'appartiennent pas
seulement au métier du maçon, mais à
l'ensemble des bâtisseurs. Du reste, en
franc-maçonnerie l'équerre et le compas
sont distincts des autres outils puisqu'on
les associe au Livre de la Loi sacrée afin de
former les Trois Grandes Lumières. Sinon,
les outils utilisés lors des cérémonies initiatiques
n'ont qu'un rôle représentatif et
approximatif. Le compas du tailleur de
pierre n'est pas celui du maçon, ni celui du
chaudronnier. La loge elle-même n'est plus
l'abri de chantier. Dès lors s'imposent tout
naturellement quelques réflexions.
Comme un membre qui nous laisse
penser
L'homme a forgé ses idées comme des
armes. L'histoire des idées ressemble assez
à l'histoire des outils. Comme la pioche est
un outil pour creuser la terre, ainsi la ligne
droite et le triangle des géomètres sont
des outils à définir les formes. Et de même
que les premiers outils ont permis d'en
fabriquer d'autres, de même les premières
idées ont permis d'en fabriquer d'autres ;
non plus cette fois par la forge et l'enclume,
mais par les figures tracées et le
discours correct. Parmi les vertus de l'outil,
il en est une qu'il faut considérer : il nous
dispense de l'expérience douloureuse. Par
exemple, si notre pic est pris sous le rocher,
nous avons le loisir d'examiner
la situation. Nous ne l'aurions
pas si c'était notre main qui fût
écrasée, ou notre pied. Les
essais sans l'outil ne mènent
pas loin. Les animaux ont l'opinion
que le feu est malfaisant;
et celle-ci reste dans leur corps
comme une peur ; c'est qu'ils
n'usent point d'outils. L'outil est
comme un membre qui nous
laisse penser. Allons plus loin.
L'apprentissage est l'opposé de
l'enseignement. Cela vient de
ce que le travail viril craint l'invention.
L'invention se trompe,
gâte les matériaux, fausse l'outil. L'apprenti
subit cette dure loi ; ce qu'il apprend
surtout est de ne jamais devoir essayer audessus
de ce qu'il sait. Il y a une timidité
dans l'apprenti, qui devient prudence dans
le compagnon. «Je ne sais pas, ce n'est pas
mon métier», tel est le refus du compagnon.
Le chercheur est plus modeste
quand il dit : «On va bien voir». Mais on
devine que le chercheur libre s'occupe fort
peu de ce que les essais pourront coûter.
Et c'est par là que souvent les inventeurs
se ruinent. On comprend que cette entreprenante
pensée ne soit pas reçue à l'atelier,
car elle menace à la fois la pierre et le
ciseau, sans compter le temps perdu et le
matériau gâché.
Le prolongement de la main
Et voilà que se montre la technique, qui
est une pensée sans paroles, une pensée
des mains et de l'outil. On pourrait presque
dire que c'est une pensée qui craint la pensée.
Cette précaution est louable à saisir
dans le geste du compagnon, cependant
elle renferme une terrible promesse d'esclavage.
On peut concevoir l'Egypte des
bâtisseurs, ou la construction du Temple de Salomon, comme résultant d'un peuple
de techniciens.
C'est l'outil qui règle la main, dont il est
le prolongement. Partout où se montre
l'outil, il s'établit un esprit de soumission
et même de crainte, car l'outil blesse le
maladroit. Actuellement, qui n'a pas
expérimenté le fait que, dans un magasin
par exemple, le personnel craint davantage
les outils ou instruments qui l'entourent
- ordinateurs et calculatrices
que le client qui pourtant le fait vivre ?
Une petite panne, et voilà la catastrophe
! Les maçons spéculatifs ont remplacé les
maçons opératifs. Une avancée ? Notre
frère l'écrivain Oscar Wilde ne disait il
pas par jeu que «le travail intellectuel,
quand il est vraiment réussi, atteint
presque la valeur du travail manuel».
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