Thème
Des raisons de l'antimaçonnisme
Comme l'amour, la haine a ses raisons
que la raison ignore. Le fantasme antimaçonnique
également. Ce type d'aberration
s'enracine dans l'histoire bien
avant Anderson et ses Constitutions, et
bien avant les constructeurs de cathédrales,
de temples ou de pyramides.
Edmond Vullioud - Le Progrès, Lausanne (Revue maçonnique suisse: novembre 2009)
Il est chez l'homme une part animale, un
trouble apparenté à de la xénophobie,
une face sombre. L'antimaçonnisme n'est
autre que l'une des manifestations récurrentes
de ce vieil état d'esprit qui toujours
fait le lit des persécutions : la peur et
l'aversion de l'autre. On peut aisément
établir de nombreuses analogies avec différents
événements historiques, ainsi les
bacchanales et martyres des chrétiens
dans l'ancienne Rome, la persécution des
juifs et des hérétiques au moyen âge ; plus
près de nous, la chasse aux sorcières, les
génocides amérindien, arménien, les
grands pogroms, les procès et déportations
en Union soviétique, l'holocauste
nazi. Enfin, les massacres en Afrique centrale
et autres purifications ethniques de
la péninsule balkanique.
Selon les psychanalistes Jean-Bertrand
Pontalis et Jean Laplanche, toutes ces
tragédies sont ancrées dans un processus
psychologique connu par lequel un individu
rejette et identifie dans l'autre des
qualités ou défauts qu'il refoule en lui et
qu'il méprise. Il tente par cette “projection“
de se libérer de ses émotions en les
plaquant sur un sujet extérieur qui
devient l'image à exclure, à renier ou à
détruire. Ce réflexe préexiste à la
conscience humaine, à l'état natif il est
réaction de sauvegarde chez l'animal
agressé. Archaïque, le processus a l'avantage
de la simplicité, il demande peu d'efforts
et représente un penchant naturel
de l'espèce.
Dans un tel contexte le secret maçonnique
qui entoure les rites indispensables à l'initiation
agit comme un accélérateur et c'est
bien la lecture qu'en font de nombreux
profanes. Il reste compris par certains, de
bonne ou de mauvaise foi, comme la
nécessaire dissimulation de buts moins
avouables que le progrès spirituel de l'humanité.
Ainsi, les mystères maçonniques
ont-ils toujours été considérés comme
véridiques par le grand public, et ce malgré
la somme effarante de publications imprimées
sur le sujet depuis les premières
divulgations de Pritchard en 1730 dans
son Masonry Dissected. Cependant, l'opinion
de bien des profanes, vu leur peu d'intérêt
en général pour la lecture
et celle de textes
maçonniques en particulier,
ne se forme que sur les ouïdires.
Seule la propagande
de certains milieux malveillants,
religieux ou réactionnaires,
y concours de temps
à autre par des publications
démagogiques. Les maçons,
eux, sont discrets et ne donnent
aucune publicité à leurs
actions.
Dénigrer puis persécuter
Depuis 1723 nous avons été
accusés - non seulement
après la Révolution française,
lors des diverses restaurations
conservatrices, mais
particulièrement durant la
montée des régimes nationaux-
fascistes de l'entredeux
guerre - de vouloir phagocyter
les sociétés et les
systèmes politiques, de comploter
pour la domination
des pouvoirs gouvernementaux
et de l'économie universelle,
d'établir un Etat dans
l'Etat et de vider le politique de sa substance.
Nous le sommes encore et toujours,
ainsi que d'user de trafic d'influences et de
népotisme, suspectés de nous soutenir en
affaires et conséquemment de nuire à la
libre entreprise. Notre ordre serait matériellement
prospère et enrichirait ses membres.
À la croyance en des cruautés et turpitudes
plus ou moins barbares subies ou
infligées en loge a succédé, sans l'abolir
entièrement, celle des passe-droits dans la
société civile et celle d'une maçonnerie
affairiste toujours favorisée en justice. De
même cette légende d'une longévité surprenante
que des maçons seraient
contraints au suicide par leurs frères après
trois faillites successives...
Last but not least l'hypothétique puissance,
la supposée fortune matérielle de
l'Ordre crée l'envie de qui agite ces chimères
primitives. Pour le commun, charité
bien ordonnée commence toujours
par soi-même.
Ainsi, par un renversement pervers de la
pensée les principes maçonniques
essentiels de fraternité, de loyauté, d'intégrité
et d'entraide, parce qu'ils sont
altruistes et difficiles à appliquer restent
souvent compris à l'extérieur comme
autant de vices privés entretenus à des
fins de profits personnels. Dénigrer les
idées avant que de persécuter les
hommes est une façon d'agir qu'appliquent
fréquemment ceux dont l'intérêt
individuel passe avant, ou est contraire,
à l'intérêt général, et cela quand bien
même ces idées dans le passé et
aujourd'hui encore jouent un rôle fondamental
dans la formation de la société
européenne moderne et le maintien de
ses valeurs. Les francs-maçons ne cessent
de lutter contre les excès du délire
collectif, contre toute forme d'intimidation
et de privation des droits qui permettent
à une minorité sans scrupules
d'imposer sa volonté à une majorité de
citoyens. Attachée aux notions d'éducation
et d'apprentissage, l'oeuvre maçonnique
ambitionne d'entretenir et de
parfaire les chemins de la civilisation. On
peut dès lors concevoir que cet idéal
fasse naître des oppositions de la part de
puissances manipulatrices d'opinions
publiques et dont les objectifs demeurent
la croissance matérielle et le pouvoir
séculier. En témoigne la Bulle d'excommunication,
première d'une longue
série, fulminée le 4 mai 1738 par le pape
Clément XII où, en raison de notre secret
maçonnique et de son corollaire : notre
serment, nous sommes fortement suspectés
d'hérésie. Je cite : «car si les
Francs-Maçons ne faisaient pas le mal,
ils n'auraient pas cette haine de la
lumière». Il est vrai qu'habituellement la
maçonnerie professe davantage un
théisme voltairien qu'un authentique
christianisme, cependant on retrouve là
le ressassement par l'Eglise romaine de
la sempiternelle critique élevée par ses
prélats contre tout élément susceptible
d'écorner ou de relativiser leur pouvoir
temporel. Après la catharsis de l'excommunication
seulement, ces reproches
font miroir à l'opinion profane. Les griefs
pourront ensuite devenir des persécutions
grâce à la violation de la loi, en
abolissant la déjà faible protection juridique
dont bénéficie habituellement la
personne humaine. Viendra finalement
l'établissement d'un droit d'exception.
Un enchaînement logique et funeste
Il nous paraît curieux que des élucubrations,
issues entre autres d'écrits malhonnêtes
d'un certain Léo Taxil (1854-
1907), journaliste stipendié et habile
mystificateur, soient toujours d'actualité
dans nos sociétés modernes. Les
citoyens devraient pourtant se souvenir
comment et par qui les arguments
concernés furent imposés à l'opinion.
Les maçons doivent garder en mémoire la
facilité avec laquelle s'établirent parmi les
peuples les campagnes de dénigrement
fascistes, pétainistes ou nazies dont nous
fûmes les victimes. Et quelles furent les
conséquences humaines dramatiques du
tristement célèbre complot judéomaçonnnique,
créé de toutes pièces à la fin
du XIXe siècle dans un faux avéré intitulé
Les Protocoles des Sages de Sion, invention
fumeuse à des fins de propagande nationaliste
montée par des fonctionnaires de
la police tsariste. C'est en partie avec ce
genre de “matériaux“ que les maçons
firent l'expérience directe de l'ordre
concentrationnaire, sans trouver beaucoup
de concitoyens pour les défendre.
Tous les fantasmes et accusations ne sont
toutefois pas sans fondement. La maçonnerie
est une entreprise humaine, donc
faillible, et certains de ses affiliés peuvent
déchoir. J'en veux pour exemple, en
quelque sorte transposé, la carrière politique
de Camille Chautemps, du Grand
Orient, vice-président du Conseil puis
ambassadeur du gouvernement Pétain.
Celui-là-même qui outre les lois antisémites
fit voter celles interdisant les loges
en France de 1940 à 1944. Indéniablement,
toute communauté conserve une
dimension humaine dont fait partie
l'éventualité de la faiblesse de l'un de ses
éléments, ou de la perversité délibérée de
l'un des siens. Le tort de l'opinion publique
est toujours d'étendre le particulier au
général, trop heureuse de dénoncer chez
autrui les défauts avec lesquels elle a pris
l'habitude de pactiser. Peut-être est-il
utile aujourd'hui de se demander, par-delà
l'indifférence de la société actuelle à notre
égard, quelles sont les ultimes causes de
l'antimaçonnisme moderne. Outre les
éternels et piteux articles de presse
publiés l'été par manque de copie et qui
traitent de notre institution de manière
fantaisiste, outre la vindicte occasionnelle
de tel magistrat en mal de reconnaissance
et dont les procédures engagées font toujours
justice, c'est plutôt du côté de l'activisme
féministe que l'on retrouve une
forme parallèle à ce sentiment. Bien
qu'elle ne s'exerce qu'aux dépends de certaines
obédiences, dont la nôtre, l'accusation dénonçant un phallocratisme
archaïque est peut-être le dernier avatar
à notre encontre. Il paraît néanmoins
fondé en considérant l'inévitable homosocialité
propre à tout groupe exclusivement
masculin.
Relative bienveillance teintée d'ironie ou de mépris
L'intérêt n'est pas de savoir si le caractère
exclusivement mâle de notre Ordre favoriserait
une sorte de machisme ou de
misogynie inconsciente, voire une réelle
volonté de ségrégation. La question est de
démontrer l'instrumentalisation qu'en
font nos détracteurs, car le reproche
adressé à certains maçons d'être phallocentristes
non par choix philosophique
mais par goût dévoyé n'est que la variation
d'un vieux grief fait à de multiples
minorités à travers les siècles. Pour une
société de tradition encore patriarcale, le
moyen instinctif de déconsidérer l'intégrité
morale d'individus jugés inadaptés à
ses objectifs consiste à mettre en cause
l'orthodoxie de leurs moeurs.
La désapprobation des milieux féministes
en ce siècle d'émancipation de la
femme nous reste acquise, et nous prêtons
le flanc à une critique sinon fondée,
du moins aisée à justifier. Enfin,
chez bon nombre de nos contemporains
dits évolués subsiste à notre endroit un
regard persifleur et narquois. La francmaçonnerie
serait considérée avec une
relative bienveillance teintée d'ironie
ou de mépris. On peut suspecter, sous
ces sarcasmes, une forme bénigne de
jalousie ou de dépit. La société occidentale
dans sa moyenne, de par son
cynisme, son scepticisme et son pur
matérialisme se révèle souvent incapable
de vivre quelque transcendance que
ce soit, et pour beaucoup de nos semblables
à tendance nihiliste admettre
une puissance supérieure, nourrir un
idéal, croire à un possible progrès
humain dénotent une attitude puérile.
En attribuant à tel ou tel mouvement
des pouvoirs secrets et considérables on
crée de manière très artificielle craintes
et angoisses dans les populations les
moins instruites. Notre monde moderne
n'a décidément rien à envier aux situations
antérieures. À quelque niveau que
ce soit, tout est toujours en place pour
démarrer, dans toute société humaine,
l'une ou l'autre persécution.
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