Thème
La spiritualité est-elle encore d'actualité?
La question de notre titre pose celle
d’une définition de ce qu’est la spiritualité,
celle de l’esprit et, par extension,
de l’existence de Dieu ou mieux
encore : du «Mystère de Dieu». En d’autres
termes, Dieu existe-t-il ? Nietzsche
affirme : «Dieu est mort. C’est nous qui
l’avons tué». Non, Dieu n’est pas mort,
mais il s’en faudrait de peu que nous le
tuions.
Michel Warnery – Tradition, Lausanne (Revue maçonnique suisse: mars 2010)
La question de l’existence de Dieu n’appelle
aucune réponse pour une raison
simple : il n’y en a pas. Dans son introduction
à l’ouvrage de Stephen Hawking
Une brève histoire du temps, Carl Sagan
écrit : «C’est aussi un livre sur Dieu… ou
peut-être sur l’absence de Dieu. Le mot
Dieu emplit ces pages. Hawking s’embarque
dans une recherche pour répondre à
la fameuse question d’Einstein se demandant
si Dieu avait le choix en créant
l’univers. Hawking essaie, et il le dit explicitement,
de comprendre la pensée de
Dieu». Et si un scientifique de la dimension
d’Hawking se pose la question, cela
implique à tout le moins qu’Il «peut être».
Chacun ayant bien sûr le libre choix de la
représentation qu’il s’en fait. Nous en
sommes tous là. Au positiviste athée qui
nie l’existence de Dieu incombera l’obligation
de la preuve expérimentale que
Dieu n’existe pas, ce qu’il est parfaitement
incapable de faire. Si l’on s’en tient
à une démonstration expérimentale, on
répondra que le croyant se trouve dans la
même situation. L’existence ou la nonexistence
de Dieu – donc l’Esprit – n’est
pas de l’ordre du cérébral, mais de celui
du mental. Il n’y a pas de démonstration
scientifique possible.
La notion de Grand Architecte de l’Univers,
de laquelle toute théologie est
absente, convient sans doute mieux à nos
préoccupations que celle d’un Dieu universellement
galvaudé aujourd’hui, hélas,
quel qu’en soit le concept.
Au nom de l'obscurantisme et de l'orgueil
La première grande révolution communicationnelle
de l’humanité fut l’imprimerie
; la seconde, l’informatique. Par conséquent
pas de progrès sans la science.
Sans imprimerie, pas de vulgarisation de
la Bible, et sans cette vulgarisation pas
d’ouverture de l’esprit vers une responsabilité
individuelle de l’analyse et de la
maîtrise de la pensée, donc de la spiritualité.
La Réforme n’aurait sans doute pas
eu le succès qu’elle eut sans l’imprimerie.
Mais les autorités ecclésiales veillaient
au grain. On connaît la suite. La chrétienté
devait maintenir son pouvoir. Ni
Copernic ni Galilée n’étaient athées. Et il
y a fort à parier que ni les Hébreux ni le
Christ ne se préoccupaient de savoir si la
terre tournait autour du soleil ou l’inverse.
La question de l’héliocentrisme
était d’ailleurs réglée - intuitivement certes,
et avec un coefficient considérable
d’erreurs de calcul - par Aristarque de
Samos dès le IIIe siècle avant J.C. Mais il
fallait que Galilée fût condamné… et il le
fut, au nom de l’obscurantisme et de l’orgueil.
Prudence dans nos certitudes
Auguste Comte, qui n’était pas un mystique,
il s’en faut de beaucoup, était considéré
au XIXe siècle comme l’un des fondateurs
de la sociologie. Il est à l’origine
du système positiviste, lequel s’appuie
sur les sciences dites positives,
aujourd’hui appelées exactes ou dures
(notamment les mathématiques), afin
d’éliminer toute spéculation métaphysique
abstraite, établir les critères de la
rationalité des savoirs, et comprendre les
lois de l’organisation sociale. Quel que
soit le crédit apporté à ses thèses, n’oublions
pas non plus qu’il déclarait à
jamais inconnaissable la composition
chimique des corps célestes alors que
quelques décennies plus tard l’analyse
spectrale était découverte et que nous
savons avec précision aujourd’hui de quoi
sont faites les étoiles. Restons donc prudents
dans nos certitudes et nos affirmations,
même si la démonstration expérimentale
reste une nécessité pour ne pas
dériver dans les rêves et les fantasmes.
Kant, de son côté, affirmait dans La critique
de la raison pure que «dans le
temps, aucune connaissance ne précède
l'expérience, et toutes commencent avec
elle». Logique rationnelle, apparemment
irréfutable, cependant contestée par
Bergson.
La polarité de l’homme
Dans son ouvrage L’énergie spirituelle
Henri Bergson définit remarquablement
la polarité de l’être humain. Il différencie
l’activité mentale de l’activité cérébrale et considère que la première déborde largement
sur la seconde. Il choisit une voie
parallèle. Celle qui restaure l’exigence
métaphysique et qui établit une différence
et une correspondance entre
matière et esprit. Rappelons au passage
que Bergson est contemporain de Freud
et de Jung et que la psychanalyse, initiée
par Charcot quelque temps plus tôt, n’en
est déjà plus à ses balbutiements, bien
que toujours très en retard sur les autres
disciplines scientifiques.
Que propose Bergson ? Il commence par
formuler la relation entre l’activité cérébrale
et l’activité mentale «telle qu’elle
apparaîtrait si l’on écartait toute idée
préconçue pour ne tenir compte que des
faits connus», et il poursuit en affirmant
qu' «il y a infiniment plus dans une conscience
humaine que dans le cerveau
correspondant». Voilà qui renvoie la physiologie
ou la neurologie aux places qui
leur reviennent. «Le cerveau ne détermine
pas la pensée ; et par conséquent,
la pensée, en grande partie du moins, est
indépendante du cerveau».
On peut certes arguer, comme le fait précisément
Bergson, que les «sciences de
l’esprit» sont récentes, que si au lieu de
s’orienter vers les mathématiques,
l’astronomie, la physique, etc., en d’autres
termes vers l’étude de la matière, on
avait débuté par la «considération de
l’esprit», nous aurions aujourd’hui une
psychologie dont nous ne pouvons nous
faire aucune idée. Ainsi, les principes fondamentaux
de la mécanique eussent
cohabité avec «les lois générales de l’activité
spirituelle». Contrairement aux
apparences, les Grecs, à l’origine de notre
culture occidentale, avaient eux aussi un
sens approfondi de la spiritualité, souvent
négligé semble-t-il. Il suffit pour
s’en convaincre de lire l’excellente étude
de E.R. Dodds, professeur à l’université
d’Oxford Les Grecs et l’irrationnel ou
encore Le symbolisme dans la mythologie
grecque de Paul Diel.
Pensée, imagination, spiritualité, contemporanéité
En effet, la pensée dérive vers l’imagination
et le sublime. Et cela nous conduit
évidemment à nous intéresser à Henri
Corbin et à observer les phénomènes parallèles
de cette autre branche majeure
de «l’arbre abrahamique» qu’est l’islam.
Inventeur du néologisme imaginal, Corbin
voit la spiritualité comme une exaltation
ouvrant à la connaissance des
archétypes et à celle d’une exaltation
philosophique de l'image. Selon Corbin
toujours : «Pour la psychologie (ou,
mieux, pour la psychosophie) islamique,
l'imagination créatrice constitue la
faculté centrale de l'âme […] Cette puissance
de l'âme ouvre l'être et le connaître
à un monde suprasensible : ni le monde
connu par les sens, ni celui connu par l'intellect,
mais un troisième monde, un
intermonde entre le sensible et l'intelligible.
C'est ce que
certains auteurs
nommentle“monde
de l'âme“».
La spiritualité est
ainsi immanente à
l’être humain, mais
hélas, au cours de
l’Histoire, semblet-
elle avoir été
manipulée par les
religions, quelles
qu’elles soient. On
condamne
aujourd’hui à juste
titre les crimes
des islamistes fondamentalistes
de
tout bord, mais on
oublie l’Inquisition,
fut-elle médiévale,
espagnole,
portugaise,
romaine, qui ne furent rien d’autre que
l’imposition du système de la pensée unique
sur la pensée libre ; on oublie le procès
de Michel Servet - fort adroitement
monté en épingle par les jésuites, il est
vrai -, la Saint-Barthélemy et bien d’autres
massacres perpétrés au nom de
Dieu, un Dieu devenu prétexte à la raison
d’Etat.
Aujourd’hui, le fanatique religieux qu’il
soit musulman ou qu’il ne le soit pas et
qui au nom de “Dieu tout puissant“ appuiera
sur la détente de son arme est un fou
furieux manipulé par un pouvoir occulte
en guerre contre un Occidentalisme
dévoyé, et qui flinguera ce monde duquel
il se sent exclu.
Au plus profond de l'inconscient
On s’alarme devant une pandémie passagère
et s’insurge contre les quelques centaines
de victimes qu’elle a pu faire. On
regrette légitimement les militaires tués
au cours des échauffourées afghanes,
mais on oublie de rappeler que des dizaines
de millions d’enfants meurent de
faim chaque année. Les maux du monde
sont la faim, la pauvreté et l’indifférence
des riches. Au nom de Dieu les professionnels
du crime récupèrent les foules
affamées, désespérées - de braves gens -
et en font des
assassins.
Et cependant, au
plus profond de
l’âme de chacun
d’entre nous, qui
que nous soyons
sur cette terre,
réside ce que
Bergson - et bien
d’autres que lui -
nomme l’Esprit.
La spiritualité
n’est pas uniquement
affaire
de religion, bien
qu’elle n’en soit
pas absente, bien
entendu. Elle
réside au plus
profond de l’inconscient
de l’être
humain et se
révèle à lui parfois sous forme d’un dévoilement
fugitif, surgissant au conscient,
tel que Bergson le décrit sous la forme
d’une métaphore : «Le feu qui est au centre
de la terre n’apparaît qu’au sommet
des volcans». Le spirituel est inhérent à la
nature humaine ; il a toujours été, il est,
et sera. Les aspects factices d’une société
consumériste, l’espoir de parvenir au
confort, au pouvoir ou à la richesse matérielle
par les moyens les plus divers, y
compris la corruption, la violence ou tout autre voie que la loi réprouve, matérialise
l’esprit du mal qui n’est rien d’autre
qu’une spiritualité négative. Excluons de
cette démarche la légitime volonté
d’êtres humains affamés qui, au milieu de
l’indifférence générale, prennent les
armes pour survivre. Encore que le plus
sage de tous, à l’origine de la plus peuplée
des démocraties au monde, n’ait jamais
touché le moindre fusil pour appuyer son
action.
Nous sommes tous à cette enseigne.
Qu’on me permette d’évoquer ici un souvenir.
Il y a une vingtaine d’années, j’étais
en Inde. Un soir, un quidam inconnu
m’invita à le suivre dans un temple shivaïte.
Je me trouvais ainsi parmi des femmes
et des hommes avec lesquels je
n’avais pas le moindre lien. Je fus invité
à m’asseoir à côté d’eux dans un cercle.
J’écoutais leurs psalmodies dans une
langue inconnue. Après un certain temps,
bien inconsciemment, je me surpris à
prier. Je pris conscience du point commun
que j’avais avec eux. Nous étions
tous des êtres humains, faits de la même
chair. Oh certes, la chaîne d’union universelle
est une utopie ; elle n’est pas pour
demain. Mais le chemin qui nous conduit
à cette universalité doit être parcouru
inlassablement. C’est sans doute le
devoir d’un franc-maçon. C’est un chemin
solitaire, spirituel, où la foi en l'humain
nous accompagne. N’oublions pas
cette phrase de Goethe dans son Faust :
Am Anfang war die Tat. Au début était
l’action.
Je m’efface devant Bergson et le laisse
écrire la conclusion : «Si donc dans tous
les domaines, le triomphe de la vie est la
création, ne devons-nous pas supposer
que la vie humaine a sa raison d’être dans
une création qui peut, à la différence du
savant ou de l’artiste, se poursuivre à tout
moment chez tous les hommes : la création
de soi par soi, l’agrandissement de la
personnalité par un effort qui tire beaucoup
de peu, quelque chose de rien, et
ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de
richesse dans le monde».
Alors, oui, la spiritualité est plus que
jamais d’actualité… Au travail !
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