Thème
Une oeuvre infinie, toujours renouvelée
Le père est assis au bord de la rivière. Il
s'efforce d'attraper un poisson. À la
main, car il n'a pas d'outil de pêche.
Tout près, sa famille patiente pour cuisiner
la prise éventuelle. Les enfants,
sous la surveillance des femmes et de
l'aïeul, raniment un feu de braises.
Tableau idyllique du camping écolo et
bio ? Pas tout à fait, car la scène se passe
il y a cinquante millions d'années.
Roger Jomini - Tolérance et Fraternité,
Genève
D ans la famille, prenons l'aïeul. S'il
atteint quarante ans, ce qui est
rare, ses dents tomberont, il s'affaiblira,
et sera tué, puis mangé par ses proches.
Et ainsi de suite. Le cerveau humain à
cette époque est loin d'être développé,
pour le meilleur ou pour le pire. La pensée,
ou la réflexion embryonnaire se
limite à deux sujets essentiels. Quemanger
et comment se défendre contre les
bêtes sauvages ? Manger des baies, des
cadavres putréfiés d'animaux, des escargots.
Les bêtes, elles sont féroces.
Peu à peu la pensée humaine s'élabore.
Et voici qu'apparaissent les premiers
sanctuaires, les premiers temples. D'abord
au fond des cavernes, puis carrément
au jour. C'est la lente régression du
sanctuaire rupestre. Celadevient souvent
une vaste machinerie complexe, cohérente
cependant et dont chaque élément
vise au même but, à savoir préserver le
dieu des influences mauvaises qui pourraient
remettre en cause son pouvoir, sa
survie, sa puissance de protection. Rites
liturgiques précis et minutieusement
réglés, entraînant un plan architectural
strict. Des rapports étroits entre le matériau
et la pensée, entre la réalisation pratique
et ses conséquences métaphysiques.
Les rites et les techniques président
à l'érection d'un temple. Bien plus tard,
l'architecture sacrée égyptienne offrira le
tableau, familier au franc-maçon d'aujourd'hui,
soit une oeuvre infinie, jamais
achevée mais toujours restaurée ou
renouvelée.
Le roi Salomon, fils de David, joue un rôle
essentiel dans la symbolique maçonnique,
avant tout comme constructeur du
Temple, avec son maître d'oeuvre Hiram.
On le rencontre déjà dans le manuscrit
Cooke (première moitié du XVe siècle)
mais également dans les Old Charges,
ainsi que dans le Compagnonnage français
(les Enfants de la Veuve), et les Bauhütten
allemandes. Salomon y figure
souvent pêle-mêle avec d'autres constructeurs,
Euclide, Pythagore, Althestan,
Edwin, Saint-Alban, etmême Jules César.
La face sombre de Salomon
Le règne de Salomon débute dans le sang
; il fait assassiner son frère, pour être sûr
que celui-ci n'émette aucune prétention
au trône. À l'époque, l'emprise de la religion
sur les Hébreux est faible ; Salomon
remplace le chef des prêtres par l'une de
ses créatures ; il fait mourir son parent
devant le tabernacle où Joab a cherché
refuge. Le royaumedes Hébreux est exigü
; Salomon n'est qu'un roitelet parmi tant
d'autres ; il développe une sortede liberté
de conscienceensacrifiant aux dieux différents
de ses nombreuses épouses, à
Astarté, à Chemosh,àMoloch, et ainsi de
suite.
Avisé et malin, il réussit à obtenir comme
épouse la propre fille du pharaon
d'Egypte, nation alors sur le déclin.
Cependant, une brève remontée de
l'Egypte permet à un nouveau pharaon
d'envahir Jérusalemet de piller le temple
et le palais de Salomon.
C'est avec ce dernier que
prendra fin la brève brillance
des Hébreux. S'ensuivront
trois siècles de
meurtres, souvent fratricides.
En matière de violence,
justement, l'imagination
humaine n'a jamais été
empruntée pour trouver, par
exemple, des peines de mort
tout à fait légales. Dès la
plus haute Antiquité on a eu
recours à la lapidation. C'est
ainsi que Moïse lui-même
condamna à être lapidé un
homme qui avait violé le
repos du sabbat.
Aujourd'hui, on le sait, ce
genre de mise à mort a plutôt tendance
à augmenter de par le monde, certains
Etats prescrivant même minutieusement
le poids et le volume de la pierreàutiliser.
On est loin de la noble utilisation de la
pierre pour les temples et sanctuaires.
Quant au Temple de Salomon, il était un
modèle de formes géométriques parfaites.
Quatre plates-formes représentaient
les quatre mondes qui composent l'existence
: lematériel, le corps ; l'émotionnel,
l'âme ; le spirituel, l'intelligence ; le
mystique, la part de divinité en chacunde
nous. Au sein du monde divin, trois portiques
étaient censés représenter la Création,
la Formation, l'Action. Le monument
avait pour forme générale un rectangle
de cent coudées (une coudée fait environ
50 centimètres) sur cinquante et trente
de hauteur. Situé au centre, le temple
mesurait trente coudées de longueur sur
dix de largeur. Au fond du temple était
placé le cube parfait du Saint des Saints,
qui contenait l'autel en bois d'acacia. Il
était aussi cubique. Déposés sur sa surface,
douze pains représentant chaque
mois de l'année. Au-dessus, le chandelier
à sept branches symbolisant les sept planètes.
D'après les textes anciens, le Temple
de Salomon est une figure géométrique
calculée pour former un champ de
forces. Au départ, le Nombre d'Or est la
mesure de la dynamique sacrée ; le tabernacle
est supposé condenser l'énergie
cosmique ; le temple est ainsi conçu
comme un lieu de passage entre deux
mondes : le visible et l'invisible.
Tel est bien le diable
Construire le temple peut avoir plusieurs
significations. S'améliorer personnellement
par la méditation, afin de cesser
d'être une pierre brute, ou améliorer la
société. Mais le maçon sait mieux que
quiconque que le temple ne sera jamais
construit. Et que le beau rêve d'achever
la construction du temple de l'humanité
ne sera jamais qu'un rêve.
Une vieille légende des bâtisseurs nous
dit cependant que le diable voulut un jour
devenir tailleur de pierre. On l'accepta sur
le chantier, mais le compagnon qui travaillait
avec lui posa une condition. Celui
qui terminera son travail le premier touchera
les deux salaires. Le compagnon,
qui dispose d'un excellent outil en rapport
avec le travail à accomplir, donne au
diable un mauvais outil. Tel est bien le
diable celui qui n'a entre les mains qu'un
outil inadapté à sa fonction, et qui travaille
dans le vide, à la fois loin de la voie
spéculative et de la voie opérative. Par
l'union de l'esprit et de la main, le bâtisseur
devient un homme en voie d'accomplissement
de l'oeuvre et de luimême.
Si la notion demodèle ou d'exemple
a encore une signification, c'est bien
vers cet homme-là que nos regards doivent
se tourner.
Alors ferons-nous nôtre la fière devise de
Guillaume d'Orange : «Point n'est besoin
d'espérer pour entreprendre, ni de réussir
pour persévérer» ?
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