Thème
Tous par chacun et chacun par tous
Pour la majorité des gens du monde occidental la manière de gérer sa vie va de soi et ne pose pas de problème spécifique car, comme dirait Monsieur de la Palice, être vivant c'est accepter une reconnaissance gestionnaire harmonieuse de ses composantes physiques, émotionnelles et métaphysiques en relation avec l’activité professionnelle, la famille et la société au sens large du terme.
André Moser - Fidélité et Prudence, Genève
Mais qu’en est-il pour le franc maçon dont la
mission principale est d’aller au-delà de la
gestion afin de donner du sens à sa vie dans le
but de construire le Temple universel ? Bien
qu’il existe une nombreuse littérature
maçonnique, philosophique et psychologique
traitant de cette question avec beaucoup de
pertinence, il y a pour le moins deux
interrogations particulières qui nous semblent
essentielles. La première est de constater qu’il
y a une nécessité viscérale de connaître et
comprendre les relations causales avec un
principe créateur extérieur (Grand Architecte,
Dieu, Jésus, Allah, etc.) organisateur de la
morale et du salut post mortem. Une autre
singularité est le rôle de la Raison en tant que
faculté suprême de l'homme dans la production de
connaissances et sa capacité de forger des
actions pour définir un chemin de vie personnel,
où l’on pourra vivre le bonheur d’être bien en
soi-même et joyeux à vivre ensemble tout en
s’adaptant au sein d'une société en perpétuelles
mutations technologique et sociologique.
Jean-Jacques Rousseau a dit que «l'homme naît
bon. C'est la société qui le transforme». Sur ce
point il s’oppose au philosophe Thomas Hobbes
car plutôt que de poser d'emblée l'homme en
méchant il essaie d'expliquer la méchanceté par
des causes extérieures à sa nature. Paradoxe ou
vérité. Peut-on vraiment gérer sa vie en ayant
comme seul but d’être heureux et rester
insensible aux vices et vertus que la société
génère par l’action humaine ? Est-ce l’homme qui
pose problème ou le système organisationnel
qu’il met en oeuvre pour vivre en société ?
Voilà beaucoup d’interrogations et de dilemmes
auxquels tout individu est confronté face à la
gestion de sa vie. Cherchera-t-il à y répondre
par la Foi, par la Raison avec son intime
conviction ou par un subtil dosage de l’un et de
l’autre ? Le choix est souvent cornélien et les
réponses attendues permettront peut être de
trouver in fine du sens à sa propre mort, en
vérité la seule question existentielle qui
compte.
La deuxième interrogation consiste à savoir
si la vie a un sens et mérite d’être vécue.
Devons-nous comme Sisyphe accepter d’être
condamné à pousser un rocher au sommet d’une
montagne pour le voir ensuite dévaler la pente
et répéter l'opération encore et toujours ?
Reste à savoir si le rocher est absurde,
l'effort vain, et s'il nous faut en toute
lucidité faire ce qui est absurde. Pourquoi
devrions- nous accepter l’effort inutile sinon
pour vaincre son destin et être plus fort que le
rocher ? Tel est nous semble-t-il la
quintessence philosophique de l’existence, c'est-à-dire
transgresser l'absurde afin que chacun ait un
rôle à jouer dans la société et se sente le
maillon d’une chaîne universelle et non plus le
jouet d’un destin éphémère dont il se saurait
impuissant. Il s'agit dès lors de savoir comment
gérer sa vie par le héros qui sommeille en nous
et demande à se révéler afin de nous emmener sur
les chemins de la lucidité et de la lumière.
Expérience personnelle et collective
Aujourd’hui la conscience est suffisamment
incarnée dans l’homme pour que la loi
d’individuation prenne la relève de l’espèce et
puisse laisser naître le nouvel homme, cet
initié des temps modernes. En conséquence,
l’individu sait qu’il sera toujours seul face à
la souffrance et la mort. Ainsi choisira-t-il
peut-être des comportements sociétaux où la
peine sera réduite à sa plus simple expression.
De même l’ego - qui dans le passé a eu une
utilité réelle et a aidé à l’avènement de la
conscience chez le préhominien - demeure-t-il en
partie présent dans la conscience et nous
empêche d’accéder naturellement au bonheur. Il y
a donc un combat permanent dans l’homme entre
l’état d’éveil qui se rapporte à l’être et
l’état de non éveil propre à l’ego qui se
rapporte à l’avoir. Il reste à savoir comment
gérer de telles contradictions sans tomber dans
la schizophrénie et pourquoi nous construisons
des systèmes sociétaux où l’avoir prime le plus
souvent sur l’être ? Existerait-il un destin
humain qui échapperait à la Raison, sommes-nous
des aveugles qui cheminons joyeusement sans
canne dans l’innocence de notre dualité et
finalement ne sommes-nous pas à la recherche
d’un paradis qui n’existe que dans les contes de
fées ? Le problème posé, les paradoxes connus
comment gérer sa vie sinon pour obtenir un
bonheur individuel fait des joies simples de la
vie issues de son propre pouvoir créateur et de
sa libre disposition à décider en toute
conscience de ce qui est juste pour lui et par
extension pour la société. Nous partons ici du
postulat que le bonheur est d'abord le but
poursuivi par tout un chacun. Il y a cependant
une autre fin que les hommes poursuivent : le
bien moral. Certains se battent pour la justice,
se dévouent à de nobles causes en sacrifiant
éventuellement leur bonheur. L’homme se trouve
donc en face de deux fins possibles pour son
existence, le bien et le bonheur, qui ne
coïncident pas toujours. Qu’en est-il du
franc-maçon ? On peut considérer le bien moral
comme la pierre angulaire de son oeuvre et qu’il
est prêt, par fidélité à ses serments, à
sacrifier son bonheur au profit de ses frères et
de la franc-maçonnerie en général. Il lui est
par conséquent possible de gérer sa vie grâce à
une bonne gestion des arcanes de son initiation.
La situation semble évidente en théorie, mais
que se passe-t-il en réalité face à la
complexité de notre monde? En l'absence
d'objectif inhérent à l’univers qui puisse être
compris ou prouvé par une explication
rationnelle, sauf de croire à la théorie
créationniste, vu que le monde et tout ce qui y
vit n’ont aucun but avéré, étant donné que nous
sommes des êtres isolés et uniques en nature -
capable de discernement et doté du libre arbitre,
donc à même d’effectuer des choix - nous pouvons
raisonnablement penser que l’expérience humaine
est le dénominateur commun donnant du sens au «comment
gérer sa vie» en terme d’évolution et de
compréhension de celle-ci. Selon le philosophe
américain W.V.O. Quine cette expérience est
tributaire de la signification des mots que nous
utilisons et pourrait être contredite par
d'autres expériences, ce qui revient à dire que
toute vérité ou affirmation que nous pourrions
formuler n’est immunisée contre une révision
future. Quine a écrit : «Etre c’est être la
valeur d’une variable», d’où l’importance de la
valeur de l’expérience personnelle et collective
comme base de réflexion universelle devant les
très nombreux défis que l’homme se posera à lui
même face aux propositions d’une science qui
l’amènera à reconsidérer les fondements
épistémologiques des rationalistes et des
empiristes.
Notre bien le plus précieux
Ainsi, tout peut-il être révisé, y compris ce
qui fonde la pensée analytique et synthétique.
La liberté sera notre bien le plus précieux car
elle permettra de savoir que nous ne savons plus
rien mais que tout est possible si nous en avons
la volonté. Dans ce contexte le procédé
initiatique prôné par la franc-maçonnerie, qui
permet de combattre l’ego et de pratiquer le
renoncement volontaire à toute emprise de
celui-ci sur son destin, nous parait être
particulièrement approprié puisque le but de
cette méthode est in fine la dissolution de
l’ego. Au terme du processus initiatique le
franc-maçon retrouvera sa totale liberté de
conscience, son altérité et sa disposition à
vivre en dignité avec ses semblables, mais aussi
sa capacité à se remettre en question et à
s’affranchir des vérités inutiles, ce qui lui
permettra de s’adapter aux extraordinaires
nouveaux défis de la génomique, des
nanotechnologies et des neurosciences.
Cette méthode place aussi la Raison comme
force autorisant l’émergence d’une élévation de
la conscience. En effet, le choc émotionnel issu
de l’initiation révèle par ailleurs que l’action
de mourir et renaître, qui trouve ses fondements
dans les archétypes mythiques, fait du franc
maçon un être distinct puisqu’il évolue en
conscience par la Raison, elle même nourrie et
enrichie de son expérience initiatique. Par ses
actions de vie il est également un être
universel dans le sens qu’il est unique parce
qu'en mesure de nommer les choses, et encore
parce que pouvant se projeter dans le futur tout
en se référant à la tradition. Il sera d’autre
part conscient de la fragilité de la vie et
entreprendra toute démarche utile en vue de la
préserver et la respecter. Sa responsabilité est
immense face aux dérives des laboratoires peu
scrupuleux qui pourraient créer d’autres espèces
trans-humaines. Il est en outre capable de créer
des systèmes politiques dont la finalité est
d’organiser un monde dans lequel il y aura
encore plus d’amour et de justice afin que tous
par chacun et chacun par tous puissent se
reconnaître comme les héros de leur vie dans une
société à construire inlassablement jour après
jour avec abnégation afin que les nouvelles
générations n’oublient jamais que l’amour est le
ciment de toute organisation humaine.
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