Thème
Autorité - Hiérarchie - Serment
Les trois notions ci-dessus ont en commun d’être indissociables de celle de respect. Mais les deux premières ont trait au pouvoir que l’on exerce ou que l’on subit, tandis que la troisième, le serment, désigne un engagement, un acte fondateur qui trouve son vrai sens dans la fidélité.
Nicolas Roll, Grand Secrétaire de la GLSA - Cordialité et Vérité, Genève
Etre fidèle est tout autre chose
qu’être respectueux. Une gradation se dessine
qui conduit à l’essence de la démarche
maçonnique. On plie face au pouvoir, qu’il soit
physique, intellectuel ou moral. On acquiesce à
soi-même en ne trahissant pas le serment fait,
en ne trompant pas son ami, son frère, ses
frères.
Un homme
d’honneur ne se déjuge pas. Et cela n’a rien à
voir avec l’intelligence qui pousse à faire
évoluer les convictions, à changer d’avis. La
maçonnerie emprunte forcément à la vie profane,
à commencer par les moyens de son
fonctionnement, tel par exemple son type
d’organisation administrative. C’est admettre
que tout en elle ne relève pas de l’originalité
de sa démarche. Il n’empêche, déjà sur ce
chapitre, elle vise le meilleur. Ne pouvant
exclure les relations de pouvoir, elle en
valorise ce qui préfigure le profil du vrai
maçon : l’adhésion à un monde ordonné. Chacun de
nous le sait bien, celui qui ne respecte rien
est un traître en puissance. Et la fidélité se
forge déjà dans l’épreuve de la soumission à un
pouvoir. Ainsi se canalisent progressivement une
énergie et une intelligence au but d’offrir au
maçon à être en accord avec lui-même et avec
tous ceux qui entendent créer, construire et
prolonger l’acte édificateur. Entretemps
l’esprit critique, l’échange et la discussion
auront eu leur place, leur temps… mais aussi
leur fin, car le chantier n’avance pas dans les
discours et les états d’âme.
La vie dans
son foisonnement
L’on peut
s’interroger sur les rapports difficiles
qu’entretient le philosophe avec la cité et
surtout le pouvoir en place. Pour illustrer ce
propos rappelons-nous la vie et la mort de
Socrate. Curieusement, il fut condamné à mort
pour impiété, alors qu’il enseignait que la
religion est vraie, qu’il fournissait des
raisons de croire aux dieux et d’obéir aux lois.
Pourquoi alors cette terrible sanction ?
Précisément parce que ce type d’attitude est
insupportable aux tyrans. Ceux-ci veulent qu’on
adhère aux dieux et aux lois de la cité sans
discussion. Socrate donne des raisons d’obéir
aux lois, mais c’est déjà trop d’avoir des
raisons d’obéir : aux raisons, d’autres raisons
s’opposent, et le respect s’en va. Ce qu’on
attend du philosophe est justement ce qu’il ne
peut donner : l’assentiment à la chose même et
sans considérants. En réalité il n’est pas
acceptable pour le pouvoir en place que Socrate
croit pour des raisons siennes et non pour des
raisons d’Etat. On lui prêtera en plus l’arrière
pensée de se soumettre aux lois dans l’unique
intention de les changer. Ce n’est pas qu’elles
sont bonnes, mais elles sont l’ordre et on a
besoin de l’ordre pour les changer. De là à
vouloir changer ceux qui dirigent… (Méfiez-vous,
despotes et tyrans !).
Bref, il
est dans la nature de tout pouvoir de mal
s’accommoder d’une adhésion critique, d’un
acquiescement purement tactique. C’est
l’assentiment profond qui fait le vrai pouvoir,
le seul qui vaille. Machiavel le rappelle
crûment : «Il faut ou gagner les hommes ou se
défaire d’eux». Car inéluctablement les
relations s’envenimeront. Et d’ajouter : «Ils
peuvent se venger des offenses légères mais non
des offenses graves». Ainsi nous pourrions
croire que l’art de gouverner se ramène à l’art
de la guerre et, partant, le statut du citoyen à
une soumission indigne. Cette représentation
caricaturale des rapports sociaux présente au
moins l’intérêt de montrer que le respect n’est
d’abord qu’un comportement extérieur
n’impliquant nulle adhésion profonde. Il peut
cacher la veulerie aussi bien qu’une opposition
résolue mais habile. Néanmoins, il y a là une
prise en compte de l’autre qui est le début
d’une identification de son être, d’une
attention à sa volonté. Le respect exclut les
rapports frustres et brutaux. L’autre a été
repéré. Je ne suis pas seul. Il faudra compter
avec lui, avec eux. Un chemin est ouvert,
praticable, entre nous. Et la sérénité peut-être
d’une relation où autre chose que le pouvoir est
en jeu. Dominant-dominé : l’alternative est un
peu courte, il ya une sottise propre aux
détenteurs d’un pouvoir de vouloir soumettre
l’autre comme il y en a une de croire qu’obéir
c’est déchoir. Et encore une troisième idiotie
de croire que cette dichotomie est l’essence de
la vie. Non, la vie dans son foisonnement est
autrement complexe, riche.
Des moyens,
non des enjeux
La
hiérarchie est partout, le haut et le bas
sévissent universellement en une poussière de
degrés. L’autorité est répartie sous les espèces
du multiple. Chacun en a sa part selon ses
aptitudes, ses mérites et son travail. À chaque
instant tout se rejoue et chaque instant
redistribue toutes les cartes. Pourtant, n’y
voyons là aucun fatalisme, je contribue de
manière déterminante à mon destin, mais les
autres aussi. Une interpénétration essentielle
lie mon sort aux autres. Il m’appartient d’y
repérer les réseaux, les hiérarchies, qui, en
affinité avec moi, me permettront de m’enrichir,
de m’élever dans tel ou tel domaine. Dans cet
échange constructeur, tantôt c’est moi qui
dirigerai, tantôt ce sera lui, tantôt ce sera
différent et au même moment les deux à la fois…
qu’importe qui donne le «la» si la musique est
bonne.
Voilà que
la notion de respect a singulièrement gagné en
densité. Il y a loin de savoir qui commande !
Or, du commandement il y a puisque l’un enjoint
l’autre de prêter attention à ce qui émane de
lui, à ce qu’il exprime. Les rapports de force
initiaux précédemment décrits ont changé de
nature. La hiérarchie et l’autorité sont
devenues ce qu’elles doivent être : des moyens,
non des enjeux. Pour utiliser notre langage,
l’accès au commandement ne saurait être
considéré comme un salaire. C’est au contraire
une servitude, cette part d’intendance
nécessaire à la réception d’un message, d’une
élévation en esprit. Entre ceux qui commandent,
qui enseignent et ceux qui obéissent, qui
apprennent il y a la qualité commune et
essentielle de l’humilité. Nous sommes unis dans
le dessein d’être heureux et de communiquer le
savoir.
La fidélité
à soi-même
Tout cela
est pourtant insuffisant. Au-delà des mots et
des symboles, au-delà des actes les plus nobles,
les plus vertueux, il est une chose à laquelle
la franc maçonnerie appelle : le respect du
serment. Le cérémonial du serment, en scellant
ma parole sur les trois grandes lumières, exclut
toute légèreté, postule une attention absolue à
ce à quoi je m’engage. Autrement dit, la
fidélité à moi même. Un ordre s’est instauré
auquel j’ai souscrit une fois pour toutes et qui
est la condition sine qua non de toute activité
constructive. On ne peut remettre tous les
matins les liens qui nous constituent, sous
peine d’errer, vide, brisé par ses caprices,
livré à ses démons. Charles Péguy a une formule
saisissante : «L’ordre, et l’ordre seul fait en
définitive la liberté, le désordre fait la
servitude».
Ainsi la
boucle est bouclée. Cette étape ultime de la
maturité est l’aptitude à ne pas être esclave de
sa propre liberté critique. Le sage enfin est
celui qui peut tenir la bride courte à son
énergie et à sa vivacité d’esprit pour servir
une cause supérieure à sa personne, parce qu’il
en a un jour décidé ainsi. Tel est le
dépassement de soi qui ne s’opère que par la
fidélité à soi. De ce point de surplomb de la
vie, rien ne distingue de l’extérieur le
gouvernant et le serviteur. Un jour, par le
serment je me suis mis au service des autres. On
ne peut faire un serment avec son intelligence,
son amour propre ou sa seule volonté. On le fait
avec son coeur, avec ce que cela comprend
d’affectivité, d’amour, d’impudique tendresse.
Il n’y a que la relation d’une mère à son fils
pour illustrer cela : on ne pourra jamais
compter sur elle pour lui donner tort…elle s’est
«prêtée», dans une hémorragie définitive, à lui
pour toujours. Un maçon s’est engagé avec son
coeur auprès de ses frères, auprès des garants
de la Fraternité. Avec son coeur, la pierre de
touche de la maçonnerie. En guise de conclusion
j'en reviens à ce qui est mon postulat : Notre
Ordre et ses chefs n’ont que faire d’une
fidélité bornée. Ils peuvent dès lors adopter la
réplique de Zarathoustra : «Ils te séduisent mon
style et mon langage ?/Quoi, tu me suivrais pas
à pas ?/N’aie cure de n’être fidèle qu’à
toi-même/Et tu m’auras suivi !».
|
|