Thème
Que faut-il entendre par acquis maçonniques?
La réflexion autour de la valeur des
acquis maçonniques nécessite de clarifier
certains éléments. Tout d’abord, qu’entend-on
par «acquis maçonniques » ? Ensuite, la seconde
question à laquelle il conviendra de répondre
est de savoir si la maçonnerie dispense un
enseignement visant à fournir des acquis, et si
elle peut être considérée comme une école de
pensée. Enfin, dans un troisième temps essayons
d’établir si l’influence de ces acquis ou de cet
enseignement sur la vie profane peut être
évaluée, et quels liens existent avec l’être
social qu’est tout franc-maçon.
Olivier Boussard – La Régénérée, Fribourg
L
a définition classique de
l’acquis considère que tout ce qui n’est pas
inné chez un individu est le résultat d’un
processus d’appropriation et constitue donc un
acquis. Il s’agit alors de connaissances, de
comportements liés à l’adaptation ou à
l’influence de son environnement. Dans le
contexte maçonnique, ces acquis ainsi définis
constituent le fondement du parcours
initiatique. Cependant, n’y-a-t-il pas ici une
contradiction profonde entre l’idée d’acquis et
le fait que nous restons à jamais des apprentis
? Le plus grand acquis de la franc-maçonnerie
n’est-il pas qu’il n’y ait en maçonnerie jamais
rien d’acquis, aucune possession immuable ?
«Rien n'est jamais acquis à l'homme», écrivait
Louis Aragon. La véritable valeur des acquis
maçonniques pourrait dès lors se trouver dans le
fait qu’il n’existe en réalité pas d’acquis
maçonniques en tant que tels, et que notre
parcours initiatique est sans fin. Sans fin
peut-être, mais pas sans direction ! Nous sommes
tout de même loin de l’image d’un franc-maçon
qui tel Sisyphe revient constamment au point de
départ de sa recherche. Notre pierre brute ne
devient pas sphérique au point de rouler
indéfiniment au pied de la colline. Nous sommes
dans une démarche orientée de progrès ; une
démarche qui est empreinte de valeurs fortes et
essentielles à notre parcours.
S’améliorer
soi-même, vaincre ses passions, dégrossir
individuellement sa pierre brute, travailler à
son épanouissement au sein d’une fraternité
aussi exaltante qu’exigeante, autant d’objectifs
qui peuvent paraître vagues et conceptuels. Ils
renferment cependant une multitude de richesses
qui n’ont de valeur que dans l’expérience toute
personnelle de l’initiation. En cela résident
peut-être les acquis maçonniques, ou plutôt ce
que nous appellerons le patrimoine maçonnique,
dont le principal élément constitutif sont les
valeurs qui sous-tendent le travail dans le
temps sacré. Quelles sont-elles ? L’écoute, le
travail, la connaissance, la vertu, l’esprit
critique, la foi dans le progrès de l’homme, la
remise en question permanente, le respect des
opinions… la liste est longue mais surtout, ces
valeurs ne sont pas «maçonniquement» pures !
Elle sont heureusement partagées bien au-delà de
nos colonnes et nous leur donnons une
signification, une orientation, un sens
particuliers. Les acquis maçonniques se
trouveraient- ils ailleurs ? Ne sont-ils pas
intrinsèquement liés à la méthode initiatique, à
une pédagogie maçonnique ?
Ecole de pensée ou école à penser ?
Le
véritable acquis maçonnique réside dans la
maîtrise des outils et dans une certaine forme
d’enseignement qui n’impose ni livres, ni
théorie, ni programme mais propose un chemin de
recherche et d’amélioration. Ce n’est donc pas
une école de pensée mais une école à penser,
affranchie de tout dogme autre que celui de la
liberté de conscience. La richesse se trouve
dans l’utilisation personnelle que fait chaque
franc-maçon des outils de construction
intérieure que nous proposent nos rituels, nos
temples et les symboles qu’ils renferment. Ce
sont aussi des comportements intellectuels
propres tels que le silence imposé aux apprentis
ou la discipline du fonctionnement des travaux
qui forgent petit à petit notre façon d’être
maçonnique, qui construisent cet autre regard
sur nous-mêmes et sur les autres. L’acquis
maçonnique est donc fait d’«expérience» plus que
de «possession», et c’est peut-être en cela que
réside le véritable mystère ou secret de notre
engagement. Or, si l’acquis réside dans la
méthode de travail maçonnique, dans cette
appropriation toute personnelle des outils
symboliques de notre construction intérieure
qui, forte de valeurs et de principes
fondateurs, nous aide à nous construire en tant
qu’être, qu’en est-il de leur expression en
dehors du temps sacré ?
Liens entre «acquis maçonniques» et vie profane
Il est de
coutume d’affirmer que le travail du maçon ne
s’arrête pas à la porte du temple. Ce n’est
pourtant pas aussi simple qu'il y paraît. Autant
les valeurs dont se réclame la franc-maçonnerie
ne sont pas uniquement ou exclusivement
maçonniques, autant, nous l’avons vu, la
richesse du parcours maçonnique, donc ce qu’il
procure à chacun des frères, réside dans ce
qu’il a à la fois de plus intime (l’expérience
de l’initié) et de plus ou moins intelligible
aux profanes, à savoir la méthode de travail en
tant qu’école à penser. Nous nous sommes tous
posé la question de savoir si notre vie
maçonnique a une influence sur nos comportements
dans la cité ou à l'intérieur de nos sphères
sociale et personnelle. Mettre quotidiennement
en œuvre ces valeurs, utiliser les outils
maçonniques en toute occasion hors de la loge ne
sont pas choses faciles. Cependant, chacun a
connu des situations où l'expérience maçonnique
l'aura aidé. À un moment ou un autre nous avons
tous eu à nous demander si notre interlocuteur,
du fait de telle ou telle attitude ou réflexion,
n’était pas lui aussi un membre de la chaîne
d'union. La porosité entre nos vies profane et
maçonnique est, heureusement, une réalité. Et
les exemples sont aussi nombreux qu’anecdotiques
dans le cadre du sujet qui nous occupe. Encore
faut-il que le contexte profane, son cadre et
ses règles, permette que nous puissions
continuer notre travail hors du temple. En
effet, ces valeurs ou cette expérience
maçonniques peuvent-elles s’exprimer dans tout
type de société ? Ne sommes nous pas, ou
n’avons-nous pas été parfois en contradiction
avec ces valeurs immuables ou ces comportements
enseignés par la franc-maçonnerie ?
Dynamique perpétuelle
L’évolution
des sociétés, des moeurs, des moyens de
communication, des systèmes politiques,
n’impose-t-elle pas aux francs maçons une
nécessaire modestie ou prudence par rapport au
caractère immuable de l’enseignement maçonnique
? L’histoire ne nous enseigne-t-elle pas que la
réalité de «l’homme libre et de bonnes moeurs»
du 17e siècle n’est peut-être pas celle de
l’homme du 21e ? Les acquis maçonniques,
c’est-à-dire les valeurs, les outils et la
méthode ne sont effectivement pas toujours
compatibles avec toutes les époques, tout type
de société ou de système politique, la liberté
de conscience étant l’une des bases les plus
solides de notre ordre. La démarche initiatique
et ses exigences portent toutefois en elles le
germe d’une constante et nécessaire remise en
question, à la fois personnelle et collective.
Précisément, cette remise en question et ce
désir de progrès, qui sont universels, peuvent
et doivent s’exprimer dans toute société, toute
époque et tout environnement social. Là réside
également la force de l’initiation et de ce
qu’elle apporte de détachement de l’ego pour un
service plus large du bien collectif. Notre
travail entre les colonnes a certainement plus
d’impact sur nos vies profanes que nous le
pensons. L’exercice de la liberté de conscience
que représente notre démarche de frapper à la
porte du temple en est l’intime mais ô combien
essentielle expression.
Edgar Allan
Poe nous dit dans ses
Contes
du grotesque et de l'Arabesque
: «Ce n’est pas dans la
connaissance qu’est le bonheur, mais dans
l’acquisition de la connaissance ». C’est ce
chemin vers la connaissance qu’éclairent ce que
nous pourrions appeler les acquis maçonniques,
si le terme d’acquis ne renfermait en lui une
dimension statique et figée. La richesse de la
franc-maçonnerie réside davantage dans cette
dynamique perpétuelle de progrès où rien n’est
jamais acquis mais tout reste à apprendre.
Gardons toujours en nous l’humilité de
l’Apprenti.
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