Thème

Sur les chantiers de construction d'hier à aujourd'hui

Le développement de la franc-maçonnerie s’est inscrit dans le courant d’une pensée mystique développée dans différents pays d’Europe à la même époque, conjuguée avec l’héritage des anciens mystères et des sociétés spirituelles de l’Antiquité.

F. D. - Pensée et Action, Martigny

L’esprit de la franc-maçonnerie s’est enraciné dès le moyen âge dans une fraternité née parmi des ouvriers d’une corporation proche de la nature dans ce qu’elle a de plus merveilleux, heureux de l’art qu’ils avaient maîtrisé par euxmêmes et qui pouvait leur permettre de réaliser des ouvrages atteignant au sublime. En même temps naissait dans le regard de chacun d’eux la vision du dépassement possible de toutes les limites humaines.

Il émanait quelque chose d’indicible de ces hommes qui aimaient, après leur journée de travail, se retrouver entre eux dans des abris de chantier afin de partager leur repas et parler de l’oeuvre commune. Ils logeaient dans des abris car, pour la plupart, ils avaient quitté leur famille et leur village pour la durée d’un chantier, fascinés par des aînés fiers de leur art et de leur création. Ils étaient, sans même en être conscients, illuminés intérieurement par la noblesse de l’édifice qu’ils contemplaient, éblouis, au moment où, au cours des pauses, ils levaient les yeux vers lui. Ils avaient alors une vue d’ensemble de l’oeuvre qui s’élevait lentement, oubliant leur dur labeur qui sans cela aurait paru fastidieux voire insupportable lorsque, seuls, assis par terre ou courbés sur un bloc de pierre brute et informe ils passaient des heures interminables à manier le lourd maillet et le ciseau d’acier pour façonner un élément qui devait s’intégrer dans la construction, à une place qui lui était dévolue. Innombrables étaient les coups qu’il fallait donner avec patience, persévérance et précision, pour faire sauter, par petits éclats, les imperfections, les protubérances, les arrêtes vives afin de dégrossir la pierre brute et voir apparaître une forme plus harmonieuse et comme devenue active, utile, capable d’intégrer à l’ouvrage toute la volonté de la force de celui qui lui avait donné la vie.

Foi dans la beauté

C’est là que l’homme apprend la seule notion essentielle, à savoir qu’il est luimême un temple et que de saints mystères qui s’accomplissent dans l’enceinte de pierre se réalisent en lui. C’est dans le temple que se trouvent réunis par un labeur commun théologiens, architectes, orfèvres, tailleurs de pierre, charpentiers et maçons. C’est pourquoi plus que tout autre style, l’art roman convient à la contemplation et à la prière.

Ainsi, la construction devenait oeuvre de vie et chaque tailleur de pierre se sentait en résonance avec l’édifice qu’il contribuait à élever. Tous les ouvriers ressentaient une joie intérieure qui leur faisait oublier les dures conditions de leur travail : l’hiver, le vent et le froid sur des mains meurtries ; l’été, la chaleur, la soif et la brûlure du soleil. Ceux qui les guidaient, les conseillaient et coordonnaient leurs efforts selon le plan de l’oeuvre tracé par l’architecte et par les maîtres, que l’on appelait à l’époque «compagnonsfinis», vibraient de la même foi dans la beauté qu’ils caressaient en esprit. Beauté qui dépassait tout ce qu’ils avaient pu imaginer auparavant.

Dans leur vie d’hommes ils ne trichaient pas, et c’est à cette condition qu’une confiance mutuelle s’établissait entre eux. En effet, dans leur travail d’équipe, souvent périlleux, pour leur propre sécurité et pour celle de l’édifice, il fallait qu’ils aient confiance les uns en les autres. Une pierre mal taillée, mal angulée, mal ajustée ou cachant un vice naturel, pouvait compromettre l’équilibre d’une colonne ou d’une voûte. Un bloc mal arrimé durant son transport pouvait écraser un compagnon. Ils ne soupçonnaient pas, sinon intuitivement, qu’en construisant ces merveilleux bâtiments ils se construisaient intérieurement.

Par leur attitude et leur comportement, ces hommes jouissaient d’une estime et d’une considération justifiées aux yeux de tous ceux qui les côtoyaient et les observaient. On aurait dit que l’application qu’ils mettaient à leur travail leur avait donné aussi la justesse de leurs jugements et de leurs façons d’appréhender les situations auxquelles ils étaient, comme les autres hommes, confrontés dans la vie courante. Par un curieux phénomène d’époque, leur entourage social avait conscience qu’une joie intérieure les animait, et nombreux étaient ceux qui les enviaient, et souhaitaient participer et se réjouir avec eux en les rencontrant. Mais jusqu’alors, personne qui ne soit du chantier n’était admis à ces réunions nocturnes devenues rituelles, car les maçons pensaient que quiconque ne vivait pas leur expérience ne pourrait parler le même langage. Ni comprendre ce qu’ils ressentaient intérieurement dans cette sorte de communauté exceptionnelle née d’une fraternité naturelle qui aurait risqué d’être profanée. Bien que n’étant pas du métier, de par leur intégrité, leur sincérité et leur ouverture d’esprit, certains commencèrent à être acceptés parmi eux. Ces gens ne savaient pas tenir un maillet ni un ciseau, mais ils saisissaient l’analogie évidente entre la construction de pierre et celle du temple intérieur destiné à abriter ce qu’ils avaient de plus sacré en eux. Ils comprenaient qu’il était possible d’utiliser symboliquement un fil à plomb et une équerre pour ordonner leurs pensées, leurs émotions et leurs passions comme on taille une pierre brute, et en faire une règle universelle, partant du principe que tous les hommes sont égaux sans distinction de race, de couleur, de rang social, de nation ou de religion et que le même respect est dû à tous.

Offrir tous les possibles

Les francs-maçons acceptés devinrent de plus en plus nombreux. Une éthique nouvelle les réunissait et ils avaient plaisir à se retrouver pour parler de leurs découvertes, comme s’il s’agissait d’un monde nouveau. À un moment ou les grands chantiers opératifs étaient en voie d’achèvement, une nouvelle maçonnerie était en train de naître, héritière des maçons francs, c’est-à-dire de ceux-là qui au temps de la chevalerie avaient obtenu par leur réputation des franchises leur donnant le droit de circuler librement sur tous les territoires.

Le franc-maçon de notre temps n’est plus un constructeur de cathédrales. Il reste cependant héritier de l’Art royal, cet art de bâtir. Dans la maçonnerie spéculative l'adepte devint symboliquement tout à la fois la Pierre brute qu’il faut tailler pour qu’elle s’insère harmonieusement dans le temple extérieur que l’humanité est censée devenir, et dans le temple intérieur qui demeure à construire en chaque homme, avec toutes les pierres dont il doit reconnaître en lui-même les qualités et les défauts. Rester proche de la nature et de l’authenticité de leurs expériences personnelles devrait être l’unique attitude des maçons d’aujourd’hui. Les maîtres ne doivent pas détourner les apprentis et les compagnons de l’itinéraire de lumière véritable à laquelle les convie l’initiation, car la franc-maçonnerie traditionnelle continuera toujours à offrir tous les possibles à l’homme qui aspire à donner un sens profond à sa vie.