Thème
Le rite et le sacré dans l'ordre maçonnique
Décédé en 2001, l'auteur du texte cidessous dont nous donnons l'essentiel a été Grand Maître de la Grande Loge de France. Il est extrait de son livre L'idée maçonnique paru chez l'éditeur Guy Trédaniel en 1996. Les sous-titres sont de la Rédaction.
Henri Tort-Nouguès
Dans le
chapitre consacré à l'initiation, nous disions
que l'on n'entrait pas en franc-maçonnerie
n'importe comment, mais que l'on était «fait»
maçon par l'initiation, à l'issue d'une
cérémonie solennelle, rituelle. En effet, la
franc-maçonnerie en tant qu'institution met en
oeuvre un Rituel, et cela aussi bien pour
l'admission d'un profane dans son sein, au degré
d'apprenti, que pour le passage au grade de
compagnon et l'élévation au grade de Maître,
aussi bien que dans le déroulement de ses
travaux. Ceux-ci sont ouverts et fermés selon un
Rituel précis et rigoureux et cela quel que soit
le Rite pratiqué par la Loge.
La date à
laquelle apparaissent les Rituels dans la
franc-maçonnerie spéculative n'est pas
exactement connue. Selon Lionel Vuibert les
rituels pour les trois grades de la
franc-maçonnerie symbolique seraient apparus à
une période postérieure à la formation des
Grandes Loges, donc seulement dans le premier
quart du XVIIIe siècle. Mais il n'est pas exclu
qu'il existât des Rituels, sans doute
rudimentaires dans les Loges de maçons
opératifs, et transmis par la tradition orale,
pour le premier et pour le deuxième degré. Quoi
qu'il en soit, aujourd'hui comme hier, chaque
loge observe dans le déroulement de ses travaux,
un Rituel, et quel que soit le Rite pratiqué,
les francs-maçons sont extrêmement attachés à
lui et l'observent scrupuleusement.
«La
phraséologie (sic)
elle-même de nos Anciennes Charges indique qu'il
y eut à l'époque opérative une cérémonie
d'admission des apprentis, et qu'elle comportait
avec l'obligation, la communication de certains
secrets relatifs aux moyens de reconnaissance.
Il est bien évident qu'il y eut des secrets
opératifs, mais ils devaient être communiqués
graduellement durant la période
d'apprentissage... et non pas tous à la fois.
L'apprenti était soumis à une constante
obligation de discrétion en ce qui concernait
tout ce qui se passait dans sa Loge. «Il est
probable qu'il existait une seconde cérémonie de
réception de l'apprenti lorsqu'il était libéré
de ses obligations et devenu membre de plein
droit de la fraternité». (Lionel Vuibert) «Le
problème de savoir à quelle époque exacte notre
rituel a été constitué sous sa forme actuelle
des trois grades, voilà des choses sur
lesquelles les autorités ne sont pas d'accord
jusqu'ici. Mais on admet généralement qu'il a
pris cette forme à une période postérieure à la
formation des Grandes Loges».
Instaurer un autre espace et un autre temps
Les Rites
en franc-maçonnerie, comme dans les religions,
sont nombreux et multiples. Citons ici pour
mémoire quelques-uns parmi les plus pratiqués
dans le monde : le Rite Ecossais Ancien et
Accepté, le Rite Ecossais Rectifié, le Rite
Français, le Rite d'York et le Rite Emulation...
Mais au-delà de cette énumération et même d'une
description de tel ou tel Rite (en fait ils se
ressemblent beaucoup), nous voudrions nous
interroger sur la signification du Rite lui-même
au sein de l'Institution maçonnique et au sein
de notre Société. Car le «fait» du Rite,
toujours vivant et toujours présent aujourd'hui
comme hier «signifie», il exprime une certaine
conception du monde et de l'homme aussi bien
pris comme être social, que comme être
individuel, et aussi comme être culturel et
spirituel. Tout rite, dit le Larousse, a pour
«fonction principale de régler l'ordre d'une
cérémonie ». C'est une action accomplie
conformément à des règles et faisant partie du
cérémonial. On ajoute que dans certaines
sociétés, le rite est un acte magique à
caractère répétitif ayant pour objet d'orienter
une force occulte vers une action déterminée. Le
mot lui-même vient du latin «Ritus» et du
sanscrit «Rta», qui désignerait une force de
l'ordre cosmique et mental. Il est intéressant
de noter que lemot grec
qui lui correspond est le mot de
«Thesmos», de
Tithémi, qui signifie «je pose», «j'établis». Le
Thesmos, le «Rite», c'est donc ce qui pose, ce
qui établit, c'est ce qui instaure. Le Rite a
pour fonction d'instaurer un Ordre, «ici et
maintenant» mais en relation avec «ce qui a été»
et «ce qui sera» ; un ordre qui est donc au-delà
de «l'ici» et du «maintenant», donc qui est
«transcendant» à l'espace et au temps. Cet
Ordre, il l'instaure par la répétition ou plutôt
la «répétitivité», celle-ci étant ce qui permet
de dépasser l'espace et le temps pour accéder à
l'immuable, à l'intemporel. Le rite apparaît
d'abord comme un langage, mais un langage qui se
prolonge et se déploie dans une action. Il a
pour fonction de nous faire pénétrer au-delà du
monde empirique, au-delà du monde profane, de
nous mettre en contact avec ce que depuis Rudolf
Otto on nomme le «numineux». Cette expression
vient du latin «numen» qui signifie «volonté» et
plus précisément «volonté divine », «puissance
agissante de la divinité». Par le Rite, grâce au
Rite, l'homme établit une relation avec ce qui
le dépasse, avec le Cosmos, avec le Divin, avec
le Sacré. «Il conduit, comme l'écrit Maurice
Cazeneuve, un homme à se saisir dans un Ordre
autant qu'à la Source d'une puissance capable
d'autres liens et d'un autre Ordre».
Le Rite
maçonnique, semblable en cela à tout autre Rite,
veut instaurer un autre Ordre, un autre espace,
un autre temps, un espace et un temps sacrés. Il
le fait d'abord par l'invocation au «Grand
Architecte de l'Univers », puis par l'invocation
à la Sagesse qui doit présider à la construction
de l'édifice, à la Force qui doit le réaliser, à
la Beauté qui doit l'orner. Ainsi se marque et
se manifeste le passage obligé du profane au
Sacré, comme à la fin des Travaux, se marque, se
manifeste le passage du sacré au profane. Il
s'agit bien de créer, de réaliser, un espace et
un temps radicalement différents de l'espace et
du temps de notre vie quotidienne pour permettre
à l'homme que nous sommes d'accéder à la
communication symbolique avec le divin, avec le
sacré, et grâce à cette communication, de
permettre à son tour la communication et
pourquoi pas la communion elle-même des hommes
entre eux.
Lumière de l'esprit et du cœur
Le Rite
maçonnique invite l'homme a conserver cette
dimension sacrée de l'existence humaine et s'il
l'avait perdue, lui permet de la redécouvrir et
de la recréer. Gaston Bachelard dans son beau
livre La
Flamme d'une chandelle,
remarque que la «flamme nous force à imaginer»
et que «grâce à la flamme la solitude n'est plus
la solitude du vide», car «la flamme est le
signe visible d'un être intime, d'une puissance
secrète», «l'expression d'une transcendance de
l'être». Lorsque les francs-maçons «travaillent»
dans leur Temple, dans leur Loge, celle-ci est
toujours habitée par des «flambeaux ou des
étoiles» (ce sont les bougies qu'ils ont
allumées au début de leur tenue et qu'ils
éteignent à la fin). Ces flambeaux ou ces
étoiles symbolisent la flamme intérieure qui
doit inspirer leur pensée et leur conduite, leur
permet d'entrer en communion avec leurs frères
au sein de la Loge. Elles symbolisent plus
largement encore cette lumière de l'esprit et du
coeur qui doit en principe animer leur vie.
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