Dossier
Franc-maçonnerie en Europe de
l’Est: les espoirs du renouveau
La fin officielle du communisme signifia la possibilité réelle de créer des loges en bonne et due forme derrière ce qui était le « Rideau de fer ». En 1992 l’auteur maçonnique Daniel Béresniak fut, avec son livre intitulé La franc-maçonnerie en Europe de l’Est, le premier francophone à présenter le renouveau de notre Ordre dans cette partie du continent depuis la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Auparavant, quelques signes de dégel étaient apparus grâce à l’assouplissement des lois sur la liberté de réunion et d’association suite à la perestroïka.
Jacques Tornay
Les pays
les plus réactifs ont été ceux où la
francmaçonnerie bénéficiait du plus fort ancrage
historique, notamment la Hongrie et la Tchéquie.
Peu de semaines seulement après l’ouverture des
frontières, les maçons de ces deux Républiques
organisèrent leurs obédiences respectives.
L’émulation allait rapidement gagner les autres
territoires émancipés des tutelles. Cette fois,
ce ne serait pas un feu de paille comme en 1918
et 1945 quand la maçonnerie subsista quelque
temps pour être bientôt abolie.
L’Etat de
droit instauré, il n’y aurait pas de retour en
arrière. Il n’empêche, passé le premier élan
d’enthousiasme, nos Frères de l’Est durent
convenir de leur dénuement : depuis longtemps,
les dictatures avaient pillé ou détruit temples,
archives et objets. Dans leur grande majorité,
les maçons étaient âgés. La génération née après
la Deuxième Guerre ignorait tout du mouvement et
du symbolisme initiatiques ; rien n’ayant été
publié sur le sujet durant plus de quatre
décennies, comment auraient-ils appris de quoi
il s’agissait ?
Les choses
auraient été lentes à se concrétiser sans le
formidable mouvement de solidarité fraternelle
des obédiences de l’Occident, mais aussi
d’autres parties du monde. Sur le plan
individuel, le soutien des membres issus des
différentes diasporas fut déterminant dans ces
émouvantes retrouvailles.
Des
liens désormais renoués
Nommé Grand
Maître de la Grande Loge Suisse Alpina ( GLSA )
en 1998, le regretté Jean-Jacques Sunier, de
l’atelier neuchâtelois La Bonne Harmonie, aura
joué un rôle prépondérant dans l’établissement
de liens entre notre obédience et celles des
nouvelles démocraties, offrant ses bons offices
afin d’accompagner les efforts des responsables
tout en leur apportant le soutien et les
conseils qu’ils pouvaient souhaiter.
Jean-Jacques n’a ménagé ni son temps ni son
énergie dans ses démarches de rapprochement
mutuel, sans jamais être un donneur de leçons,
mais en écoutant ses interlocuteurs pour se
mettre à leur disposition. Il a été la cheville
ouvrière de la reconnaissance par la GLSA de la
Grande Loge de Bulgarie et de la Grande Loge
Nationale de Roumanie. Ce dernier pays affiche
une vitalité qu’il convient de souligner.
Initié au
Progrès, Jacques Herman a effectué à l’automne
2013 une vaste enquête dans les Balkans. Il
précise : « La maçonnerie
roumaine présente à l’évidence
beaucoup de traits
communs avec les
maçonneries serbe, bulgare,
hongroise et
macédonienne dont les deux
caractères les
plus apparents pour le maçon
suisse sont
le bouillonnement et le
foisonnement. Rien
n’y semble au repos, encore
moins en somnolence.
Les candidatures sont
abondantes
dans toutes les villes et il
convient évidemment
de faire preuve de
beaucoup de circonspection
à cet égard
».
Nous
n’entrerons pas ici dans des considérations de
systèmes. Sont pratiqués les plus courants que
nous connaissons, le Rite Ecossais Ancien et
Accepté étant souvent majoritaire. À l’aube des
années 1990, les loges mixtes et celles
exclusivement féminines se sont également
établies. Devant ce flux de l’offre maçonnique,
et nous pensons
en
particulier aux différences entre le mode dit
libéral et celui dit déiste, certains ont pu
parler de clientélisme. Le Grand Orient de
France avait pour lui l’avantage de
l’ancienneté, ayant marqué presque partout son
empreinte dans cette zone géographique, et pour
cause, puisqu’il était longtemps seul dans
l’Hexagone à dispenser l’Art Royal.
De
communes réjouissances
Depuis
1990, nos Tenues de Grande Loge ont accueilli
quasiment tous les Grands Maîtres ou leur
représentant des pays concernés. Dans ces
moments de liesse, nous avons pu nous entretenir
avec l’un ou l’autre d’entre eux. Le bonheur
d’être de retour dans l’aventure maçonnique
était perceptible à leurs regards, gestes et
paroles. Parfois visitait notre chancellerie une
délégation de Tchéquie, de Pologne ou d’Estonie
et c’était, là encore, autant d’occasions de se
réjouir de la renaissance si longtemps espérée,
mais aussi d’entendre des témoignages
consternants de maçons emprisonnés, torturés,
déportés au goulag ou sommairement abattus.
Dans
l’immédiat Après-Guerre, beaucoup de Frères ont
émigré. D’autres se sont fondus dans la masse ou
ont rejoint le Parti. Il en est allé de même
avec les fascismes de Mussolini, Franco et
Salazar et, pire, avec le nazisme. Le film
Forces occultes
a pu être tourné grâce au
concours de quelques collaborateurs.
En Union
Soviétique, il y avait même une « loge » dans
laquelle des espions apprenaient les moindres
usages maçonniques afin d’infiltrer des ateliers
occidentaux, et d’abord ceux où se réunissaient
des officiers de l’OTAN. Dès 1989, Lituaniens,
Lettons et Estoniens ont été intransigeants dans
leur refus d’initier quiconque avait participé à
l’appareil répressif du pouvoir. Ailleurs, tout
le monde n’était pas aussi regardant sur ce
point...
On
raconte qu’un maçon français demandait à Joseph
Staline s’il y avait encore des loges en URSS.
Celui-ci aurait répondu : «
Est-ce que vous aimeriez avoir
des puces dans votre
chemise
? ». Cela résume tout. En
Russie, précisément, de l’avis de plusieurs
observateurs, la franc-maçonnerie peine encore à
trouver ses marques. Entrave majeure à son plein
développement : un climat ancestral de méfiance
de la part des autorités, largement répandu dans
la population et renforcé dès 1902 avec la
publication des
Protocoles des
Sages de Sion,
document forgé par la police tsariste faisant
état d’un « complot judéo-maçonnique ». C’est
pourtant le Russe Léon Tolstoï qui affirma nos
idéaux plus que n’importe qui à travers son
héros Pierre Bezoukhof dans
Guerre et Paix.
Peu avant l’oukase de l’interdiction des
travaux, le poète national Alexandre Pouchkine
sera initié le 4 mai 1821 à la loge Ovide, à
Kichinev, en Moldavie où la maçonnerie débuta en
1734 déjà. Dans la foulée, mentionnons le
franc-maçon Alexandre Kerenski, à la tête du
premier gouvernement démocratique de l’ex-empire
pendant quelques mois de 1917. Autre chef d’Etat
connu pour son appartenance : Edouard Benes.
Pendant treize ans, il présida ce qui était la
Tchécoslovaquie.
Entre le passé et l’avenir
En fait,
depuis leur création jusqu’à aujourd’hui, les
ateliers de l’espace est-européen se distinguent
par un grand nombre de personnalités
remarquables dans tous les domaines. L’historien
hongrois Zoltan Sumonyi écrit, dans un ouvrage
récent, que « le
demi-siècle qui a duré de 1868 à 1918
était l’âge d’or de la
franc-maçonnerie en Hongrie et en même
temps l’apogée de
l’évolution de la société civile et de la
civilisation
industrielle
». Il cite également Lajos Pok
qui, en septembre 1997, termine son éditorial de
la revue L’Orient
par cette belle phrase : «
Ce sont les petits pas
qui nous font avancer sur les
chemins les plus longs
».
Rien ne sert en effet d’aller
trop vite en besogne. Un quart de siècle après
ce nouveau « printemps », la maçonnerie poursuit
sur sa lancée à l’Est. Il n’appartient à
personne de porter un jugement sur la situation
actuelle. Chez eux comme chez nous, du travail
demeure en chantier. Les défis à relever sont
les mêmes pour tous. Il n’en reste pas moins que
l’avenir est prometteur pour nos voisins qui
oeuvrent selon les principes que nous défendons
et nous avons toutes les raisons d’espérer
ensemble. Un franc-maçon peut-il du reste jamais
se permettre de baisser les bras ?
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