Il y a un an le père Pascal Vesin, de la paroisse de Mégève en Haute-Savoie, a été démis de ses fonctions. Motif : il était franc-maçon, « dénoncé » par une lettre anonyme. Le Vatican a décrété le congédiement et demandé à l’évêque d’Annecy d’agir en conséquence. La décision a été largement médiatisée. Elle relance la question de la double appartenance chrétienne et maçonnique.
Jacques Tornay
Le curé savoyard ne souhaitait pas quitter sa
loge au nom d’une «liberté absolue de conscience».
Le diocèse lui a toutefois signifié que
l’exclusion serait levée s’il manifestait sa
résolution de se consacrer uniquement à l’Eglise.
Cette affaire n’en est pas vraiment une ; des
antécédents de mises à l’écart pour la même
raison ont eu lieu au cours des dernières
décennies en France et ailleurs, sans qu’elles
aient forcément été portées sous les feux de
l’actualité. Il est plus que probable qu’elles
se répéteront à court et moyen termes et
ravivent d’autant le débat, que l’ecclésiastique
visé soit franc-maçon ou membre d’une autre
association réprouvée par l’autorité vaticane.
L’anathème peut aussi concerner les prêtres
mariés dans le secret, les prêtres reconnus
invertis ou ceux-là séduits par une cause qu’ils
estiment compatible avec leur engagement
sacerdotal et ne peuvent néanmoins l’exprimer au
grand jour. Il est concevable qu’une institution
veuille s’assurer d’un personnel qui lui soit
entièrement dévoué en fonction de dogmes
historiques, mais une large fraction de la
société civile perçoit aujourd’hui ce type
d’intransigeance comme anachronique car basé sur
une idéologie refusant certaines réalités du
monde. Ne serait-il pas suffisant qu’un
religieux s’acquitte consciencieusement des
obligations inhérentes à sa charge et soit
apprécié de ses ouailles ? L’exercice de la
piété ne devrait pas exclure d’autres modalités
honnêtes inscrites en soi. Telle n’est pas la
conception actuelle du Saint-Siège, qu’il
jugerait peut-être simpliste, et c’est
précisément là où le bât blesse. En particulier
dans ses rapports avec la franc-maçonnerie.
Nous ne sommes plus au temps où les
paroissiens se rangeaient systématiquement du
côté des prélats dans les désaccords tels que
celui de Mégève. Une démission forcée comme
celle de Pascal Vesin divise la communauté des
croyants et a des répercussions bien au-delà du
cercle concerné ; elles créent un malaise,
causent d’inutiles animosités et attisent de
vieilles rancoeurs.
Les espoirs sont permis
La condamnation solennelle de la
francmaçonnerie débute en 1738 avec la bulle
encyclique In Eminenti du pape Clément XII. Elle
menace d’excommunication tout catholique
adhérant à une loge. La mesure sera appliquée
parcimonieusement, non par mansuétude, plutôt à
cause de son impossibilité pratique vu la
propagation rapide de nos idéaux en Europe et
au-delà des mers, une vingtaine d’années après
leur naissance en Angleterre, nation protestante
honnie de la papauté. On peut à cet égard se
demander si notre ordre enraciné en terre latine
aurait survécu longtemps avant d’être réprimé.
Depuis 1983, le franc-maçon n’est plus
excommunié. Il demeure cependant en « état de
péché grave ». Lui est interdite la sainte
communion et ce qui en découle. Le texte est
signé par le cardinal Ratzinger, ancien préfet
de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
On assiste par conséquent à un léger mieux, sans
que soit pour autant changé le jugement de
l’Eglise sur les « associations maçonniques ».
Les deux camps sont toujours considérés
inconciliables par la curie romaine.
Beaucoup de francs-maçons de culture
catholique placent leur confiance dans l’actuel
pape François pour faire évoluer les choses.
Celui-ci jouit d’une popularité sans précédent,
il recueille les suffrages de la jeunesse, son
aura est incontestable sur les cinq continents.
Il accomplit des gestes impensables auparavant.
Lui seul sait jusqu’où il pourra aller dans
l’innovation, et les éventuelles critiques à son
encontre ne viendront pas des autres croyances,
encore moins des rangs maçonniques, mais du sein
même du catholicisme. On peut raisonnablement
espérer que s’améliorera la situation qui nous
occupe. Gardonsnous toutefois de trop
d’optimisme. Le souverain pontife a certainement
ses propres priorités dans lesquelles nous ne
figurerions pas. Et puis, les dogmes, surtout
ceux de longue durée, sont tenaces. Parvenir à
un aménagement allégerait les maçons restés
fidèles dans leur coeur, sinon dans leur
fréquentation liturgique, à la religion de leur
enfance. Ne pensons pas seulement à ceux de nos
Frères de la Grande Loge Suisse Alpina ( GLSA )
qui déplorent le statu quo dans ce domaine,
étendons notre vision à l’ensemble des pays où
la question de la double appartenance revient de
manière récurrente. Rien ne paraît
irréconciliable. Les relations bilatérales
s’exercent en bien des secteurs. Des revues
obédientielles sud-américaines font
régulièrement état de projets, notamment au
Brésil, où maçons et catholiques unissent leurs
efforts et leurs deniers pour soulager la misère
des favelas, le sort des plus démunis. Les
exemples abondent de pareilles collaborations.
Liberté de choix
Tous les maçons catholiques ne réagissent pas
uniment face aux mesures de Rome. La plupart en
ont pris leur parti et attendent sereinement une
évolution probable, même si le chemin s’annonce
ardu. D’autres se disent indifférents, cette
problématique ne les concerne en rien. Il
n’empêche, certains souffrent d’être en quelque
sorte divisés dans leur vie intérieure. Peu
importe leur nombre. N’y aurait-il qu’un seul
Frère dans ce dilemme qu’il vaudrait la peine de
s’en préoccuper. Lui conseillerions-nous alors
fraternellement de trancher une bonne fois pour
toutes entre le bâtiment de la loge et celui du
culte ? Nous suivrions ipso facto la position du
Vatican qui invite le curé de Mégève à choisir...
Or, en franc-maçonnerie on n’exige de personne,
au grand jamais, qu’il renonce à son credo, s’il
en a un, avant de franchir le pas. Nous
préférons additionner plutôt que soustraire.
Les pommes de la discorde
Notre fraternité n’étant pas une religion,
elle ne peut entrer en concurrence ou en
collision avec aucun système de croyance. Il est
par ailleurs notoire que ni la religion ni la
politique n’ont place dans nos travaux. Ce sont
là des facteurs qui relèvent de la sphère privée
de l’individu et nul n’est censé y interférer en
aucune façon. Chacun pense en fonction du bagage
qui est le sien, le temple étant un lieu d’union,
un centre où l’on vient se perfectionner par les
voies d’un symbolisme traditionnel. En résumé,
la défense d’appartenir aux deux collectivités
est unilatéralement le fait de l’Eglise. Sur le
plan théorique se présentent plusieurs pierres
d’achoppement qui semblent être de vrais boulets
pour une compréhension réciproque. En voici
quelquesunes : le point de vue catholique estime
que la franc-maçonnerie préconise le relativisme
en matière de conviction religieuse, il s’ensuit
que chaque initié peut se faire de Dieu l’image
qui lui convient ; qu’elle refuse la révélation
divine - la cause en serait principalement le
rationnalisme propre aux Lumières ; qu’elle
rejetterait toute idée de salut, prônerait la
liberté individuelle absolue, etc. Les dés sont
pipés, le dialogue faussé dès le départ puisque
l’enseignement maçonnique ne se base pas sur une
doctrine qui en toute chose dicterait le
comportement et le mode de penser de chacun
d’entre nous selon une vérité indiscutable.
Seuls parmi les représentants des religions
dites révélées les catholiques romains
prononcent un interdit à l’égard des maçons. Ce
qui ne signifie pas que les autres courants de
croyance nous sont favorables. Ils gardent leurs
distances. Au mieux, ils accordent à l’univers
des loges un intérêt poli. Nous le voyons lors
de débats à la télévision ou de forums auxquels
participent des dignitaires maçons, quelle que
soit leur obédience. Nous avons souvent
l’impression que nos interlocuteurs font preuve
de méfiance dès qu’il s’agit du comment et du
pourquoi de notre raison-d’être. Les origines de
la maçonnerie sont imprécises, mais celles des
spiritualités et religions que nous connaissons
le seraient-elles moins ? Et quelle est la part
d’interprétation théologique entrée dans les
dogmes afin de les imposer au grand nombre ?
Un dialogue à trouver
Depuis deux siècles et demi des érudits de
toute provenance ont débroussaillé le champ
maçonnique. Des écrits d’une valeur
incontestable ont été produits. Entre autres sur
les sources opératives. Les corporations
médiévales invoquaient Dieu, « créateur de
toutes choses », comme le rappelle Jean Ferré
dans son livre Histoire de la franc-maçonnerie
par les textes (Dervy). À propos des Statuts de
Bologne (rédigés en 1248) l’auteur dit qu’ils «
sont un acte d’obédience vis-à-vis de l’autorité
religieuse et du pouvoir civil comme l’indique
le serment des maîtres qui jurent fidélité aux
lois de l’Eglise ainsi qu’à ceux qui dirigeront
ou gouverneront la cité. Ils promettent de
respecter ce qu’Anderson et plus tard les maçons
spéculatifs appelleront les «lois de l’Etat
(...) ». Il est vrai que ce même Anderson ne se
référera pas au Dieu révélé dans le Christ
lorsqu’il rédigera ses Constitutions de 1723. On
entrait dans une époque nouvelle. Les loges
adoptaient « cette religion que tous les hommes
acceptent, laissant à chacun son opinion
particulière, et qui consiste à être des hommes
bons et loyaux ou hommes d’honneur et de probité(...)
». C’était le début de l’antagonisme qui se
poursuit de nos jours et nous semble avoir fait
son temps.