Dossier
Patries géographique et intérieure
Le point V des Principes maçonniques généraux de notre Grande Loge Suisse Alpina ( GLSA ) affirme d’entrée que « le franc-maçon suisse est fidèlement et entièrement dévoué à sa patrie ». Deux alinéas plus bas il est dit en substance qu’« il agit, selon ses convictions, pour le bien de la patrie ». Voilà déjà posés deux préceptes incontournables.
Jacques Tornay
L’évocation de la patrie figure dans
plusieurs de nos usages. Principalement lors de
la promesse solennelle que fait le néophyte
devant l’autel des serments au cours de sa
réception, et pendant les agapes rituelles
lorsque l’assemblée porte un toast à la patrie.
On imagine difficilement qu’une réunion
maçonnique digne de ce nom, en quelque pays que
ce soit, puisse se dérouler sans aucun emblème
national sous une forme ou une autre. Aux
Etats-Unis d’Amérique, la bannière étoilée se
trouve dans le temple. En France, il y aura le
drapeau tricolore ou une représentation de
Marianne, parfois les deux. Outre-Manche, on
dira royaume plutôt que patrie et son
illustration sera également visible. Il y a tout
lieu de penser que dans la grande majorité des
cas la référence à la mère-patrie existe dès la
création d’une loge ou d’une obédience.
Confiance dans l’union
Qui dit patrie dit forcément valeurs. Il
s’agit d’un patrimoine d’ordre intellectuel
autant que matériel forgé sur le cours sinueux
des siècles avec, presque toujours, un ancrage
spirituel spécifique. Patrimoine auquel
s’identifient un ensemble d’hommes et de femmes
au fil du temps, nés sur un sol particulier ou
s’étant intégrés à lui. Le sentiment patriotique
est ressenti avant d’être défini par les
attributs qui le distinguent. Il nous est
perceptible par une diversité d’us et de
coutumes, un style d’architecture, des
traditions politiques, dans le folklore nourri
de chants et légendes qui à la longue façonnent
une culture dont on trouve des similitudes au-delà
de ses propres frontières.
Les aléas de l’Histoire forgent aussi
naturellement le sens d’une appartenance
territoriale. L’ensemble de ces éléments compose
une identité à nulle autre pareille qui se
reflète dans nos faits et gestes au quotidien.
Les éditions de mars et d’avril 1998 de notre
magazine étaient consacrées au double
anniversaire marquant le bicentenaire de la
République helvétique et les 150 ans de la
Constitution fédérale, adoptée en 1848 quatre
ans après la fondation de la GLSA. Gilles
Bourquin, de la loge nyonnaise La Vraie Union
écrivait alors « Sachons respecter les
initiateurs de la création de notre patrie, ceux
qui l’ont perpétuée ; reconnaissons-la et
acceptons de la défendre, sans quoi nous ne
serions pas tous réunis, car nous avons gagné la
bataille de la paix ». Notre système fédéral
s’appuie précisément sur l’union, ce qu’ignorait
un sombre colonel du désert qui naguère
proposait de dépecer la Suisse. Tous nos
concitoyens et concitoyennes sont-ils conscients
de la nécessité non seulement de préserver notre
cohésion nationalemais encore de la renforcer ?
Nous voulons le croire. Pour
l’auteur-compositeur-interprète Gérard Aubert,
de la loge genevoise Fidélité et Prudence, la
question ne fait pas l’ombre d’un doute. Souvent
diffusée sur nos radios, sa chanson Je viens
d’un pays évoque François, Frank et Francesco.
Ses paroles traduisent une émouvante perception
de la patrie, sans repli sur soi ni aucun
chauvinisme.
La désobéissance morale
Le franc-maçon doit-il vraiment être «
fidèlement et entièrement dévoué à la patrie » ?
Assurément dans le cadre d’institutions
démocratiques. Certainement pas si l’Etat de
droit est bafoué ou en passe de l’être et sont
menacées les libertés fondamentales stipulées au
point IV des Principes susmentionnés. Citons à
ce propos le cas exemplaire du capitaine Hans
Hausamann, initié en 1922 à la loge
saintgalloise Concordia - affiliation dont il ne
se cachait pas. En juin 1940, face au défaitisme
du Conseil fédéral devant les visées de
l’Allemagne nazie Hans Hausamann s’entoure de
personnages influents pour créer l’Action
nationale de Résistance. « Cette organisation
jette les bases d’une résistance clandestine
populaire en cas d’invasion, partielle ou
totale, de la Confédération », écrit notre Frère
Gilbert Ceffa dans un hommage au courageux
patriote. Il serait intéressant de réunir un
choix des meilleures réflexions sur notre sujet
du mois. On y inclurait cette remarque du
président finlandais Urho Kekkonen : « Le
pouvoir du peuple, l’indépendance et la
neutralité sont inséparables. Si un seul de ces
trois se brise, les deux autres s’effondrent ».
Et celle d’Albert Schweitzer disant : « Le
nationalisme, c’est le patriotisme qui a perdu
sa noblesse ».
Monde patrie de tous
Il importe évidemment d’aimer son pays avant
d’aimer ensuite le monde entier, comme il faut
d’abord nourrir de la considération pour
soi-même si l’on veut en témoigner à autrui. Le
patriotisme n’appartient à aucune idéologie, il
est un élan du coeur avec son alchimie d’amour
et de raison, il exprime un ensemble de réalités
tangibles et qui cependant défie l’analyse
rationnelle. Bien compris, il repose sur une
volonté commune de vivre dans un esprit
d’harmonie où les différences loin d’être des
obstacles sont des atouts, un espace de respect
mutuel « sans distinction de croyance, de race,
de nationalité, de parti politique et de
position sociale » ( point VII des Principes ).
Les patries ont besoin d’échanges entre elles
pour respirer. L’ouverture est indispensable à
leur souffle vital. On peut adhérer de toutes
ses fibres à son terroir de naissanceou
d’adoption et s’affirmer citoyen du monde,
reconnaître en l’autre une part de soi et
considérer l’humanité comme un puzzle dont
chaque pièce a sa place légitime. Tout procède
de notre patrie intérieure. Elle sera pacifique
ou belliqueuse, large ou étroite, accueillante
ou rébarbative selon les matériaux que nous
utiliserons pour l’édifier et la manière dont
nous l’aménagerons. Le temple n’est-il pas une
patrie sans frontières ?Rappelons pour la petite
histoire d’où vient l’appellation de notre
obédience. Par un chaud après-midi de l’été 1842
les six Frères chargés du projet de Constitution
de la GLSA se promènent à Erlenbach. Devant la
majesté du panorama le philologue Georg Johann
Baiter, éditeur des oeuvres de Cicéron, bras
levés s’exclame « Alpina ! ». Le nom était donné.
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