Dossier
Le magazine Alpina a 140 ans : petit tour d’horizon
Le 29 novembre 1874, douze membres du Conseil administratif de la Grande Loge Suisse Alpina (GLSA) se réunissent à Berne sous la houlette du Grand Maître Karl Tscharner, rédacteur en chef du quotidien Der Bund. Le point principal inscrit à l’ordre du jour prévoit la création d’un organe de presse représentatif de notre obédience.
Jacques Tornay
Présent à la réunion, Bernhard
Scherrer-Engler, de la loge « Concordia » à
Saint-Gall, devait jouer un rôle prépondérant
dans la concrétisation du projet. L’intention
initiale aurait cependant été celle de
l’artistepeintre William Moritz, premier
Vénérable Maître en Chaire de « La Bonne
Harmonie » à Neuchâtel au sein de notre Grande
Loge. Quoi qu’il en soit, l’idée était dans
l’air du temps depuis quelques années déjà. Elle
ne fut activée que trente ans après la naissance
de la GLSA parce que celle-ci se trouvait encore
dans sa phase dite de consolidation, qui a duré
jusqu’en 1890. Ne voulant rien laisser au hasard
ni sacrifier à la hâte, les responsables
entendaient raffermir le lien entre les loges de
la nouvelle structure maçonnique, régler
certaines questions d’organisation interne et,
enfin, tenir compte des mutations
socio-économiques rapides de la société d’alors.
De plus, la guerre du Sonderbund demeurait dans
toutes les mémoires. Autre phénomène, la presse
ultramontaine s’en prenant vertement à la
maçonnerie de Suisse et d’ailleurs, il importait
donc de se doter d’une tribune autorisée afin de
contrer les attaques les plus mensongères.
Des objectifs qui ne varieront pas
Sitôt l’entreprise éditoriale mise sur les
rails, elle ira bon train. De fait, notre
journal paraîtra sans interruption pendant 140
ans malgré, parfois, des difficultés de
trésorerie et des turbulences politiques venues
du dehors. Le 15 janvier 1875 sort le numéro
inaugural sous le titre générique : Alpina -
Organe central de l’Union des Loges Suisses.
L’année suivante le thème d’étude ponctuel est
introduit. Il s’agit davantage d’un bulletin que
d’une revue, dans son format A5, paraissant «
environ » toutes les cinq semaines sur quatre ou
huit pages, plus si la matière l’exige. Il y a
deux éditions distinctes, en allemand et en
français. Les articles sont les mêmes d’une
version à l’autre, la traduction étant rémunérée
1 franc 50 la page imprimée. Les contributions
en italien sont rares. Signalons que la première
loge tessinoise à rejoindre l’alliance sera « Il
Dovere », en 1883. Huit ans plus tôt, la GLSA
comptait 26 ateliers dont 19 romands. Six pour
le seul canton de Genève.
L’éditeur, imprimeur et expéditeur du
périodique est la maison Forster-Goodman, place
de la Palud à Lausanne. Le prix de l’abonnement
annuel est de six francs, huit pour l’envoi sous
pli fermé. Ce numéro 1 s’ouvre sur le compte
rendu de la dernière séance du Conseil
administratif et présente les communications
officielles relatives à l’année écoulée. On y
trouve également une manière de charte
rédactionnelle qui dans ses grandes lignes tient
la route aujourd’hui encore. Enfin, un
supplément unitaire et conjoint est publié en
fin d’année, contenant les décisions et
commentaires du Conseil à l’intention des loges
affiliées. Le dessin au sommet de la couverture
montre nos montagnes et leur flore traversées
par le titre Alpina en lettres stylisées façon
Art Nouveau. Vrai travail de graphisme dont les
éléments de base seront repris, enrichis et
actualisés d’une période à l’autre.
Par la suite, les rubriques ne varieront
guère, c’est-à-dire des rapports succincts
provenant des loges, des essais de longueur
variable sur des sujets relevant le plus souvent
du symbolisme, la vie des ateliers, des récits
de voyage, les relations avec l’étranger - avec
les profanes aussi. Sous l’intitulé «Variété» on
peut lire par exemple que le pape a donné sa
bénédiction apostolique à la Société de la
Sainte Trinité qui cherche à « s’attirer les
faveurs de Dieu en combattant la Fr.’. maç.’.,
secte vouée à l’enfer ». On peut en sourire
aujourd’hui, il n’empêche que de tels propos ont
largement contribué à diaboliser la maçonnerie
dans nos chaumières. Les méfaits du colonialisme,
le pacifisme et la bienfaisance sont des thèmes
récurrents. Le 15 décembre 1878, à la veille de
Noël l’article de la Une rappelle : « N’oubliez
pas les pauvres ! ». Les actions caritatives de
la GLSA sont dûment signalées aux lecteurs.
Elles devenaient un souci constant de notre
union afin de soulager les cas de précarité
sociale les plus criants.
En 1894, vingt ans après son lancement,
l’Alpina paraît deux fois par mois. Son format
s’élargit au A4, mais la principale innovation
est que nos langues nationales sont désormais
ensemble côte à côte. L’abonnement passe à 4
francs - 5,50 pour l’extérieur. La partie
publicité s’étoffe. Les encadrés de « réclame »
( 30 centimes la ligne ) sont regroupés sur de
pleines pages. S’y taillent la part du lion les
restaurateurs, hôteliers, établissements
scolaires, négociants dans le secteur
alimentaire, bijoutiers, marchands de tabac.
Apparaissent, timidement, des vendeurs
d’insignes maçonniques. Jusqu’à maintenant, les
textes destinés à être publiés étaient soumis au
Comité Directeur, qui donnait ou non son aval.
Dorénavant, un rédacteur est nommé pour chacune
des deux langues et il assume le travail de
relecture ainsi que les fonctions inhérentes à
sa tâche.
Les défis du siècle nouveau
Entre 1890 et 1910 nos effectifs augmentent
de 78 % pour atteindre les 4’000 membres.
Situation qui évidemment se reflète sur le
tirage du magazine et permet en conséquence
d’améliorer sa présentation. Celui-ci reste et
restera fidèle à sa vocation qui est avant tout
l’information générale et particulière sur la
franc-maçonnerie telle que la vivent nos loges
dans leurs différents rituels, le rapprochement
entre elles, ainsi qu’un forum d’échanges et de
partage autour des idéaux qui nous rassemblent.
Autant que par le passé sont mises en avant les
questions de la souveraineté nationale, du
libéralisme dans la vie du pays, des libertés
civiles et intellectuelles, de l’égalité du
citoyen devant la loi et le droit. Elles
revêtent une importance cruciale à l’approche de
la Première Guerre mondiale et seront reprises
avec plus de vigueur encore lors de la montée
des périls au seuil des années 30. Le Frère Th.
Ruyssen écrira : « Nous haïssons la guerre parce
qu’elle est une forme du mal, et la pire
peut-être, en ce sens qu’elle ne procède point
d’une fatalité naturelle, mais d’une volonté
humaine dédaigneuse de la souffrance et de la
mort infligées à autrui ». Succédant au Prix
Nobel Elie Ducommun aux responsabilités de la
rédaction francophone, Edouard Quartier-la-Tente
fut un pacifiste engagé, de même que Hermann
Häberlin en ce temps où tous les efforts de
conciliation entrepris par les hommes de bonne
volonté de part et d’autre des frontières
étaient anéantis. Le 31 août 1914 l’Alpina
titrait « La faillite du pacifisme », puis
bientôt : « Un cataclysme ! ». Trois ans plus
tard est annoncé « un congrès franc-maçonnique
pour la paix ».
La photographie fait son entrée dans nos
colonnes. Ce sont essentiellement des portraits
de dignitaires ou des clichés pris à l’occasion
de sorties festives. D’une année à l’autre les
progrès qualitatifs sont notables. Depuis ses
débuts, la publication fait volontiers connaître
à ses lecteurs les associations de quelque
envergure qui s’attachent à la diffusion de la
culture et des valeurs morales auprès des «
masses » sans considération politique ni
religieuse. Il s’en créait beaucoup, surtout aux
Etats-Unis, en Allemagne et en Angleterre.
Le Bureau maçonnique d’information poursuit
sa mission qui permet aux abonnés, par voie de
petites annonces chiffrées, de proposer services
ou objets. Longtemps, il concernait surtout des
demandes de maçons désireux de placer leur fille
pour un an ou plus dans une famille d’une autre
région linguistique.
Les années 1920-1930 sont les « dix glorieuses »
de la GLSA. Avant qu’elle ne subisse comme
ailleurs en Europe les contrecoups des
dictatures en Italie et en Allemagne où la
maçonnerie est bannie. Les rédacteurs Gottlieb
Imhof et Jean Roulet ont fort à faire pour
défendre la cause. En particulier depuis 1934
quand le frontiste Arthur Fonjallaz lance son
initiative antimaçonnique, visant également les
Odd-Fellows et les Unionistes. Elle sera rejetée
par 68 % des suffrages, soit plus des 2/3 du
peuple suisse. Amère victoire puisque la GLSA
sort très affaiblie de l’épreuve, sur le plan
financier mais d’abord humain : en 1945 ses
effectifs étaient réduits de moitié. Gottlieb
Duttweiler, le fondateur de la Migros, fut l’un
des fervents soutiens du fascisme dans nos
cantons.
Confiance et continuation
Il faudra attendre le milieu de la décennie
70 pour voir apparaître la couverture bleue sur
papier glacé, désormais ornée d’une illustration
en noir et blanc. Le bleu rappelait que le
magazine est celui de la franc-maçonnerie
traditionnelle de Saint-Jean. L’abonnement qui
jusque-là était facultatif devient inclus dans
la cotisation annuelle de l’adhérent.En 1996,
nouvel habit, la maquette se modernise. En 2004
la couleur apparaît dans les pages intérieures.
Sur le fond, les articles abordent davantage de
domaines que jadis et il n’est pas rare que
certains soient traduits à l’étranger. Avec la
dernière mue opérée fin 2013 le magazine Alpina
poursuit son chemin. L’équipe actuelle fait en
sorte qu’il demeure ce ferment d’union dans la
diversité qu’il n’a cessé d’être depuis sa
création.
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