Thema
De la trajectoire solaire à la montre de poche
Nos Temples n’arborent aucune pendule. Et pourtant, la notion de temps joue un rôle important en franc-maçonnerie, véritable quête du bien nommé Art royal. Pour preuve, nos rituels et symboles nous incitent à une utilisation rationnelle de notre capital de vie. Il n’est dès lors pas étonnant d’y voir une corrélation avec le monde horloger.
Une multitude de repères liés au temps et à
sa mesure façonne la tradition maçonnique: le
cycle maçonnique annuel marqué par les deux
Saint-Jean et la Tenue funèbre; le passage du
candidat au cabinet de réflexion où un crâne et
un sablier lui rappellent qu’il est mortel - le
sablier reliant le haut et le bas, le vide et la
plénitude, le passé et le futur et dont chaque
grain de sable qui s’écoule par le conduit
étroit représente à lui seul une infime parcelle
de vie. D’autres repères la façonnent tels les
degrés d’Apprenti, de Compagnon et de Maître
correspondant aux âges respectifs d’un impétrant,
soit trois, cinq et sept; ou la cérémonie
funèbre aux obsèques d’un Frère qui en a exprimé
la volonté testamentaire; ou encore le soleil,
la lune et la voûte étoilée du Temple liés à la
marche du temps, justifiant parfois que le
GADL’U soit considéré comme le «Grand Horloger».
Dimensions philosophiques du temps
Chaque Tenue commence à midi plein et
s’achève à minuit plein, soit au début et à la
fin de la trajectoire visible du soleil évoquant
la symbolique de la lumière, la croissance et le
déclin ainsi que l’harmonie du cycle cosmique.
Le moment qui s’écoule entre le zénith et le
nadir met notre vie profane entre parenthèses,
sorte de trêve dans la marche régulière des
jours. Le rituel nous permet ainsi de rétablir
l’équilibre entre le passé et l’avenir pour
vivre le moment présent en un lieu bien défini.
Mais bientôt, l’extinction des trois petites
lumières, en clôture de Tenue, va nous rappeler
à la réalité du temps qui passe auquel nous
autres mortels ne pouvons échapper.
Dans ce contexte, la règle de 24 pouces est
un autre symbole maçonnique. En tant
qu’instrument, elle incarne les bonnes
proportions arithmétiques qui doivent prévaloir
à la réalisation d’une construction. À noter que
le nombre 24 est décomposable en un produit des
facteurs premiers 2 et 3. De plus, 24 est le
produit des quatre premiers nombres naturels 1 x
2 x 3 x 4. La règle de 24 pouces nous rappelle
la nécessité de répartir nos journées et notre
vie en intervalles de temps judicieusement
proportionnés; comme il faut doser équitablement
les devoirs envers soi-même, la famille, l’État
et ses semblables.
Le temps qui s’écoule lors de nos Tenues ne
se chiffre pas en minutes et en heures à la
façon d’un chronomètre; il n’a en effet pas
d’importance comme il en aurait dans la vie de
tous les jours pour toutes sortes d’échéances.
Au Temple, c’est au contraire une notion
immatérielle du temps mesuré non pas par la
montre, mais par le ressenti qui compte, c’est-à-dire
la notion de «kairos», une dimension du temps
n'ayant rien à voir avec la notion linéaire de
chronos (temps physique). Le kairos est le
moment précis d’une opportunité où une vérité se
révèle, où la trajectoire linéaire entre passé
et futur est pour un instant suspendue laissant
entrevoir des horizons exclus de la vie de tous
les jours. Il s’agit du basculement du temps
mesuré vers le temps vécu.
Crâne et pavé mosaïque
Nous considérons la franc-maçonnerie comme un
concept de vie aux multiples facettes. Il n’est
donc pas surprenant que les éléments qui en sont
l’expression soient aussi divers. À commencer
par les montres maçonniques qui, au XVIIIe
siècle déjà, faisaient parler d’elles en Europe
et même aux États-Unis. La symbolique de l’Art
royal peut présenter différents aspects. On en
découvre parfois la représentation sur le cadran
en émail d’une montre. Les deux colonnes
salomoniennes et le pavé mosaïque sont également
des motifs très répandus. Les deux Saint-Jean,
la voûte étoilée, les lacs d’amour, l’œil
omniscient et les figures géométriques
pythagoriciennes n’y manquent pas. On y trouve
même des devises en anglais telles que «Love
your fellow man. Lend him a helping hand» (aime
ton prochain, sois-lui secourable) ou encore «Fortitude,
justice, temperance and wisdom» (courage,
justice, tempérance et prudence). Même les
aiguilles deviennent des motifs maçonniques sous
forme de marteau et de ciseau. Le boîtier d’une
montre peut être ciselé de gravures riches ou
simplement stylisées allant de l’étoile
flamboyante au pélican sur sept marches. On y
trouve parfois même une dédicace à un Frère, si
ce n’est la montre elle-même qui adopte une
forme triangulaire maçonnique. Certaines montres
de collection comportent des motifs maçonniques
sur le mouvement ou son habillement. Parfois
même, un verre recouvre la face arrière de
certaines montres de poche laissant apparaître
les différents éléments du mouvement. On
découvre d’autres fantaisies telles que la
montre de chevet montée sur compas et équerre et
des montres musicales actionnant de petits
marteaux.
Occupant un créneau bien spécifique, les
montres ornées d’une tête de mort illustrent
sans équivoque le caractère éphémère de la vie
humaine, en écho à la locution latine «memento
mori» (souviens-toi que tu vas mourir). De tout
temps, un mode d’expression bien particulier a
été associé à cette thématique. Le monde
pictural, par exemple, s’en est emparé par le
biais des natures mortes sur lesquelles figure
un crâne rappelant aux mortels leur inexorable
destinée liée au temps qui s’écoule. Il n’est
dès lors pas étonnant que les horlogers aient eu
une relation particulière avec cette thématique;
et cela l’est encore moins de la part des
Francs-maçons horlogers qui y attachaient une
grande importance, vu sous l’angle de la
symbolique. En effet, dès le XVII e siècle, on
trouve des montres encastrées dans un crâne ou
certaines autres dont le cadran comporte une
tête de mort signifiant qu’une vie nouvelle
n’est possible qu’à condition d’en avoir achevé
la précédente.
Jusqu’à nos jours, la représentation
graphique de la tête de mort a fait partie
intégrante de la haute horlogerie sans lien
direct avec la FM. Dans le contexte purement
horloger, elle peut être perçue plutôt comme un
gadget. Prenons par exemple la série des montres
«Bubbles» de Corum déclinées en modèles «Baron»,
«Gangster» et «Jolly Roger», ainsi que «Skull
Bang» de Hublot; même le modèle «Full Blooded
Black Skull» de Swatch n’y échappe pas.
Certaines montre-bracelet font, en revanche,
référence à la Maçonnerie en évoquant un degré
ou des Rites tels l’Arche Royale, le RER ou le
REAA. Aujourd’hui, bien des montres de
collection se retrouvent dans les musées tels
que le Musée Patek Philippe à Genève, le Musée
de Villers-le-Lac, celui de l'horlogerie de
Morteau ainsi que ceux qu’abritent différentes
Obédiences. Le musée de l’horlogerie Beyer à la
rue de la Gare de Zurich est un exemple célèbre
de musée privé. Parfois même, l’une ou l’autre
de ces pièces de collection fait partie d’une
vente aux enchères de Christie's ou Sotheby's.
Certaines montres maçonniques sembleraient
provenir de marques prestigieuses telles que
Rolex, Breguet, Girard Perregaud, Cervine, Omega
ou Hamilton. Mais à bien y regarder, il ne
s’agit que de boîtiers d’origine dans lesquels
des tiers ont monté des éléments maçonniques. Il
en va tout autrement des montres de la marque
Minerva ou celles au nom évocateur d’Hiram d’un
fabricant américain. Il ne faut pas perdre de
vue que les montres maçonniques authentiques
sont très cotées, mais restent discrètes en
public. Leur cote peut atteindre plusieurs
centaines, voire des milliers de francs quand il
s’agit de montres de Maçons célèbres.
Francs-maçons horlogers
Bien des joyaux de l’horlogerie sont l’œuvre
de francs-maçons qui se sont fait un nom en tant
qu’horloger. Certains ont même façonné des
modèles sur mesure pour un Frère, si bien que
ces pièces rares n’ont jamais quitté le cadre de
la Maçonnerie. Les Maçons anglais et américains
ont très tôt fabriqué des montres riches en
symboles maçonniques. Dans la première moitié du
XIXe siècle, les horlogers George Breadbelt et
Silas Hoadley ont compté parmi les meilleurs
manufacturiers de pendules des États-Unis.
L’un des artisans les plus importants de ce
domaine est Sir Seth Thomas, auteur de montres
et pendules de très haut rang qu’on retrouve
actuellement dans les différents musées
maçonniques du monde entier. D’autres
exemplaires de montres richement décorées de
motifs maçonniques sont signés Tiffany’s,
Tavannes ou Waltham. Parmi les créateurs, W. W.
Dudley s’est fait un nom avec ses montres de
poche dont un modèle est très recherché
aujourd’hui par les collectionneurs à cause de
son mouvement squeletté avec les outils du Maçon.
Son appartenance à la Maçonnerie n’y était
certes pas étrangère. Dudley avait même été
Grand Maître de son Obédience.
La Suisse compte également un Franc-maçon qui
ne s’est pas uniquement forgé un nom en tant
qu’horloger, mais a également joué un rôle
important en politique: Frédéric Alexandre
Courvoisier, dont le prénom a été raccourci en
«Fritz», son pendant d’expression allemande. Né
en 1799 à La Chaux-de-Fonds dans une famille
d’horlogers, il a travaillé avec son père et ses
frères dans l’entreprise familiale. D’abord
envoyé par son père en formation à Genève,
Couvet et Bâle, il a ensuite voyagé pour sa
propre entreprise fondée en 1832. La France,
l’Italie, l’Egypte, le Portugal, la Russie ont
été ses destinations et Bastia en Corse, le lieu
de son initiation en Franc-maçonnerie.
De retour au pays, il a été élu député au
Corps législatif, parlement créé par le roi de
Prusse Frédéric III en 1831, et a exercé la
fonction de capitaine des carabiniers de la
Chaux-de-Fonds. Fritz Courvoisier a été très
impliqué dans les différents développements
politiques et militaires de 1848, notamment dans
la guerre du Sonderbund et en particulier dans
le contexte neuchâtelois. En plus de Député au
Grand Conseil, il a été Conseiller national en
1851 et, en 1852, Lieutenant-colonel à
l’État-major. Une crise cardiaque le terrasse le
10 décembre 1854; pourtant son savoir-faire
artisanal lui a survécu: sa montre de poche
personnelle a été remise solennellement au Musée
d’histoire de La Chaux-de-Fonds en 2012.
T. M.
Traduction : Mario Chopard
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