Dossier
« Nous sommes expulsés, bannis »
Qui se retrouve soudain dans une dictature a de la difficulté à apprécier la situa¬tion. La question se pose : « Que faire ? ». Une possibilité, l’exil, celle qu’ont choisi à partir de 1933, les Frères allemands et, dans les années suivantes, ceux d’autres pays s’étant vus soumis au même régime. Il s’agissait pour eux en pre¬mier lieu de leur sort personnel, mais ensuite de celui de leur idéal.
Le chancelier Helmut Kohl a évoqué l’idée de
la « grâce d’une naissance tardive ». Les
citoyens nés après 1930 ne peuvent se
voir reprocher aucune faute en ce qui concerne
le Troisième Reich.
Ce triste chapitre apparaît aujourd’hui à
plus d’un citoyen comme un évènement se situant
très loin dans le passé. Cependant, la personne
cherchant à justifier son attitude sous le
régime nazi est rapidement exposée à spéculer.
Il était en réalité beaucoup plus difficile e
trouver une attitude adéquate – et de prendre la
responsabilité.
Rester ou partir ?
À partir de 1933, on peut dire sommairement
qu’il existait quatre possibilités. On
s’implique plus ou moins activement dans le
nouveau mouvement. On reste, mais dans la
discrétion. On passe à la résistance. Ou –
finalement – on choisit l’exil. Savoir
interpréter correctement les signes du temps
représentait les prémisses d’une décision. Mais
tout le monde n’avait pas la vision à longue
échéance qui était celle du poète Heinrich Heine
lorsque celui-ci écrivit : « …. Là où brûle des
livres, on finira également par brûler des êtres
humain ». Tout le monde n’a pas eu la préscience
du danger, même lorsque, deux mois après la
prise du pouvoir par Hitler, en mars 1933, un
camp de concentration fut créé à Dachau, près de
Munich, des frères en communion d’idées y
disparurent.
Il était difficile, même pour des Francs-Maçons
allemands, d’interpréter de manière adéquate les
signes du temps
Même alors que la décision de rester ou
partir présentait une importance existentielle,
la polémique entre les groupes défendant l’une
ou l’autre des solutions prit une acuité de plus
en plus violente. Ceci fut particulièrement
visible en ce qui concerne les représentants de
la littérature allemande. Les uns, tels Thomas
Mann (1875-1955), au talent incontestable,
choisirent l’exil. Les autres restèrent et se
joignirent, selon l’expression de Mann, à l’ « immigration
intérieure ». La situation évolua jusqu’à
l’échange de coups. L’écrivain allemand Frank
Thiess (1890-1955) prit la décision de rester.
Voici sa motivation telle qu’il l’a décrite :
« ….. au cas où je réussirais à survivre à cette
terrible époque, j’aurais par là-même tant
acquis pour mon développement spirituel et
humain que j’en sortirais plus riche en savoir
et en expérience vécue que si je m’étais borné à
contempler depuis des loges ou des théâtres
bien-pensants à l’étranger la tragédie allemande ».
Mann lui répondit : « ceux qui sont restés
étaient le support du malheur ».
Des sorts individuels
Même pour les maçons allemands, il était
difficile d’interpréter judicieusement les
signes du temps (voir à ce sujet l’article « Des
temps sombres et un devoir de mémoire »). Il y
eut des Frères qui restèrent. Parmi eux, on
compte Julius Leber (1891-1945), politicien
membre du SPD et combattant de la résistance qui,
après une période passée dans un camp de
concentration, fit partie du cercle intérieur
des proches du comte von Stauffenberg ; celui-ci
le considérait même comme futur ministre de
l’Intérieur devant entrer en fonction après la
réussite du putsch du 20 juillet 1944. Il
fut cependant exécuté par les nazis, comme
Wilhelm Leuschner (1880-1944), syndicaliste et
futur ministre de l’Intérieur de l’État de
Hesse, dont Stauffenberg se considérait ni plus
ni moins comme le prochain Chancelier.
Lorsque les allemands envahirent la
Tchécoslovaque en 1939, ils avaient dans leurs
valises une liste de quatre mille maçons.
C’est à ce moment que de plusieurs maçons
quittèrent l’Allemagne. L’écrivain Kurt
Tucholsky (1890-1935) s’enfuit en 1934 en Suède,
où il mourut, gravement malade et dépressif. Ou
comme d’autres exilés, ont on ne sait pas s’ils
se suicidèrent ou non. Le journaliste Eugen
Lenhoff (1891-935) avait occupé en Autriche de
nombreux postes importants au sein de la
Maçonnerie. De 1923 à 1933 il assuma le poste de
rédacteur en chef du « Wiener Freimaurerzeitung »
et transforma ainsi la modeste publication d’une
association en une revue reconnue sur le plan
mondial. En collaboration avec Oskar Posner, il
rédigea en 1932 le « Lexique maçonnique
international », un ouvrage encore disponible de
nos jours et dont la valeur est indéniable.
Lenhoff démissionna de la Franc-Maçonnerie en
1933. L’annexion de l’Autriche par l’Allemagne
le contraignit à la fuite du fait de son passé
de Franc-Maçon et de publiciste. Dans son exil
en Angleterre, il prit à cœur de mettre en
évidence aux yeux du public les aspects de la
dictature nazie. Il décéda en 1944 et,
contrairement à ses ouvrages, tomba dans l’oubli.
Situation dans la diaspora
La politique allemande expansionniste eut
comme conséquence que de nombreux individus
durent abandonner successivement, l’un après
l’autre, les pays d’exil qu’ils avaient adoptés.
Lorsque les allemands envahirent la
Tchécoslovaquie en 1939, ils emportaient dans
leurs valises une liste de quatre mille Frères.
Ceux-ci furent immédiatement emprisonnés. En
1940, ce fut le tour de la France et des Pays-Bas.
De nombreuses et importantes diasporas juives se
créèrent, en particulier à Istanbul, à Sao
Paulo, à New York à Shanghai et en Israël. De
nombreux maçons juifs participèrent à cet exode,
mais leur nombre exact est inconnu. Parmi eux
figuraient de nombreux représentants des milieux
de la culture, des sciences, dont plusieurs
étaient des Frères dont l’histoire a oublié les
noms, qui se réfugièrent à Stockholm, Zürich ou
Mexico. Pour certains de ces exilés, leur départ
constitua une véritable odyssée. C’est ainsi que
la fuite de Bertolt Brecht amena celui-ci, entre
1933 et 1941d’Allemgne en Tchécoslovaquie, en
Suisse, en France, au Danemark pour aboutir aux
États-Unis. Dans son poème intitulé « Sous
l’appellation « émigrants », cet auteur a écrit
« Nous sommes des expulsés, des bannis. ».
Les conditions de vie de ces exilés étaient
en général dures. La langue et la culture des
pays qu’ils avaient choisi leur étaient
parfaitement inconnues. Ils n’y trouvaient que
rarement des possibilités d’assurer
financièrement leur avenir. Ils étaient
complètement déracinés et isolés, et l’avenir de
ceux restés dans leur patrie était aussi
incertain que le leur. Dans son film
« Casablanca », le metteur en scène Michaël
Curtiz a élevé un mémorial à ces individus.
Le Frère Leo Müffelmann (1881-1934) a réalisé
une œuvre digne d’éloge. En 1930, il fonda la
« Grande Loge Symbolique d’Allemagne », dont il
fut le Grand maître. En 1931, celle-ci fut à
l’origine d’une nouvelle Loge à Jérusalem,
baptisée « À la source de Siloah ». La « Grande
Loge Symbolique » comptait en 1932 26 Loges et
1'200 Frères. Müffelmann fit fermer ces loges
après la confiscation du pouvoir par
Hitler et fonda à Jérusalem la « Grande Loge
Symbolique d’Allemagne en exil ». La
constitution solennelle de celle-ci eut lieu en
novembre 1933. En 1935, une autre Grande Loge en
exil, émanant de la Grande Loge de Hambourg, vit
le jour à Valparaiso. En 1949 ces deux Grandes
Loges en exil fusionnèrent pour constituer la
« Grande Loge Unie d’Allemagne ». Müffelmann
n’eut pas le bonheur de vivre cet évènement. Il
était décédé en 1934 des sévices subis lors de
son internement dans un camp de concentration.
T.M. /PhV.
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