Dossier
Bref aperçu du matérialisme
Aujourd'hui, traiter quelqu'un de matérialiste équivaut presque à une insulte. Qui est
affublé de cette épithète passe pour un être avide, mesquin, trivial, sans coeur ni ouverture
d'esprit, bref sa valeur morale ne pèse pas lourd. Son intelligence des affaires humaines
vaut peu. L'égoïsme foncier dont il ferait preuve le contraindrait à un mode d'existence
criticable sinon condamnable. Nous assistons là à un fâcheux mais typique glissement
sémantique d'un terme qui à son origine avait une signification toute différente.
Un autre substantif victime d’une distortion de sens
est celui d’épicurisme. De nos jours on qualifie
volontiers d’épicurien l’adepte inconditionnel
des plaisirs dits de la vie. Or si le Grec Epicure, né à
Samos en 341 avant notre ère, prônait effectivement
l’hédonisme il insistait sur son caractère raisonnable et
en recommandait la modération. Sa première source de
contentement était l’observation des merveilles de la
nature. Il distinguait les désirs nécessaires et normaux de
ceux qui ne l’étaient pas, ou pas entièrement, exhortant à
la plus grande vigilance devant tout excès. Nous sommes
donc à l’opposé du jouisseur invétéré. Pourquoi cette
évocation d’Epicure ? Parce qu’il est reconnu comme un
important philosophe du monde sensible à son époque,
suivant en cela Démocrite.
Les dieux sont absents
Très proche des stoïciens, Epicure croyait à la théorie des
atomes qui composeraient également l’âme humaine. Il
s’en remettait aux sens pour juger de toute chose de la
vie terrestre, sans aucune intervention des dieux. Telle
est la base de ce que l’on peut rétroactivement appeler
matérialisme antique. C’était une rupture manifeste
d’avec la doctrine de Platon qui en s’éloignant du tangible
privilégiait l’univers des idées, base de sa dialectique en
l’occurrence.
« Le matérialiste s’attache à la diversité
de ce qui l’environne »
Le matérialiste affirme et soutient, fort de son expérience,
que la seule réalité concevable relève de la matière, celle
que l’on connaît et celle présumée incommensurable qu’il
reste à découvrir. Aussi, le philosophe dit matérialiste ne campe nullement sur une position
doctrinale, il est un disciple de l’évolution,
cherche inlassablement
les rapports qu’entretiennent entre
eux les éléments qu’il soumet à son
examen. Ses observations s’attachent à
la diversité de ce qui l’environne. Ainsi,
le penseur se double d’un savant, prêt
à remettre son ouvrage sur le métier,
sauf que le surnaturel n’entrera pas
en conclusion directe dans ses travaux
puisque par essence invérifiable, selon
lui. L’espace entre métaphysique et
dogmes peut servir à maintenir les êtres
dans un état d’ignorance et de sujétion.
Le scientifique a depuis longtemps
maille à partir avec le religieux dès lors
que le premier assure que les vérités
qui importent à l’homme demandent
à être cherchées et prouvées alors que
pour le second elles sont révélées par
la foi. Les positions sont rarement aussi
tranchées qu’elles semblent l’être.
On a vu au cours de l’histoire des
théoriciens ne se souciant pas trop de
démarcations établies entre le matériel
et le spirituel, qui spéculaient avec
plus ou moins de bonheur sur les deux
tableaux. Par ailleurs, l’agnostique
aujourd’hui peut être croyant demain
et vice versa. On ne saurait en effet
nier les illuminations ou coups de
foudre métaphysiques, phénomènes
qu’un matérialiste bon teint jugera en
toute rationalité, arguments à l’appui.
La terre d’abord, le ciel
ensuite
Depuis des lustres circule dans certains
livres sur la franc-maçonnerie un dessin
anonyme qui montre un monarque,
sourcils froncés, désignant le ciel d’un
doigt sévère. En face de lui un maître
bâtisseur, équerre et compas en main,
désigne le sol d’un index tout aussi
résolu. Ce dernier semble dire à son
interlocuteur qu’il importe de créer
la cité sur la terre avant de la vouloir
dans les nuées. Cette allégorie n’est pas
une invention des loges. Il s’agit d’une
version schématisée, inspirée d’un
détail de la fresque de Raphaël intitulée
L’Ecole d’Athènes où Aristote, l’artisan
qui fait la part des choses, donne la
réplique à Platon, son ancien professeur
épris d’idéalisme.
Dès l’antiquité, matérialisme et idéalisme
n’ont cessé d’animer l’esprit de
l’homme sans que l’on puisse envisager
une issue au dilemme. L’idéaliste
conçoit la personne humaine comme
étant de nature psychique. Dans le camp adverse on estime la matière source de l’univers et
de toute connaissance objective. À ces courants empiriques
se rattachent le physicalisme avec ses notions de force,
d’énergie et d’espace-temps. Les partisans du monisme
considèrent toute existence composée d’une seule et
unique substance : le présocratique Héraclite disait « tout
est feu », Thalès « tout est eau ». Le franc-maçon à son
tour affirmera que « tout est symbole »... Le souci des
théologiens consistait à tirer une ligne de démarcation entre
la substance composant l'homme et celle propre à Dieu.
Les thèses sur l’unité contrecarrent également les dualistes,
voués à séparer spiritualité et matérialité, approches dont
nous restons fortement imprégnés.
Une vision distinctive
Parmi les chefs de file modernes nommons Descartes,
Hobbes, Feuerbach, Hegel. En dépit de leurs divergences
les unissent la conviction que la religiosité est une illusion
ou un outil d’asservissement intellectuel. Karl Marx, le
fondateur du matérialisme dit historique, ira plus loin en
dénonçant la philosophie elle-même comme une religion
qui s’avance masquée. Selon lui le bonheur de l’homme ne
résultera que d’une société sans accumulation individuelle
de biens matériels. Quel que soit le point de vue de chacun
sur le sujet, force est de reconnaître dans le matérialisme
une pensée ayant ses propres paramètres, un concept
évolutif dans un monde où tout bouge. J.T.
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